« Passim » de François Tanguy au T2G – çà, là et en chacun

Trois ans après Onzième, François Tanguy et le Théâtre du Radeau reviennent au T2G dans le cadre du Festival d’Automne pour présenter leur nouvelle création, longuement conçue et mûrie dans cet intervalle. Dès l’entrée dans la salle, le spectateur qui a déjà rencontré ce théâtre a le sentiment de retrouver un univers familier sur la scène, le grenier de l’enfance, la maison natale ou les confins du rêve. Ces retrouvailles n’ôtent pourtant rien à l’étrangeté de cette esthétique, au déplacement auquel elle oblige dans l’ordre de la perception, et ce paradoxe de l’étrange familiarité, de l’unheimlich, comble les moindres recoins délaissés de l’âme avec des joyaux, de carton et de tissu – les plus précieux.

PassimComme pour mieux monter en puissance par la suite, le spectacle commence piano. Une femme – Laurence Chable, la fondatrice du Radeau, sa figure de proue, mémorable dans Onzième, notamment dans le rôle de Varvara Pétrovna, d’après Dostoïevski – entre par l’arrière du plateau encombré de panneaux et de cadres, et s’avance jusqu’aux tables qui séparent le public de la scène. Grave, habitée, elle livre en français le récit épique de Penthésilée, d’après le drame d’Heinrich von Kleist. « Regardez », dit-elle, avant de dépeindre au loin, sur la crête de la colline, une tête casquée, celle d’Achille. Ce témoin pourtant à distance de l’objet décrit le relaie avec force : Achille est poursuivi par l’Amazone Penthésilée, qui « vole comme si un arc l’avait décochée », jusqu’à la chute, jusqu’à la mêlée, aussi violente que sensuelle. Un premier combat est ainsi posé, en toute simplicité, sans mouvement autre sur scène que celui de la voix et de l’image qu’elle fait naître en chacun. Le plateau est calme, étonnamment calme, et les sens en éveil, prêts à saisir la moindre altération de ce premier tableau, détournent presque de l’écoute du texte pourtant si aisée.

Trois hommes entrent à leur tour, mais non, ce n’est encore que pour porter la comédienne sur une table, scène sur la scène, comme on déplace un objet, avant de repartir. Le seuil d’entrée du spectacle semble interminable, et nous sommes pourtant à l’intérieur depuis la première minute, sans même le savoir, la perception aiguisée, anticipant – s’il était possible depuis Onzième – ce qui va bien finir par arriver.

Des silhouettes s’avancent, une table est déplacée, un chant sans paroles est entonné, et le flux se met progressivement en place. La musique de multiples compositeurs – jusque-là tragiquement absente –, les lumières, les objets et les corps entrent dans une danse, d’abord lente et mesurée, puis plus enlevée. Elle est pourtant une nouvelle fois mise en suspens par un autre tableau, à nouveau très lisible. Dans des costumes datés, non ménagés comme des pièces de musée mais bien portés, qui évoquent une autre époque mais aussitôt avec elle la distance qui nous en séparent, Lear procède en présence de la cour au partage du royaume entre ses trois filles. La source est identifiée sans peine, et le texte à nouveau parfaitement audible et entendu – et pourtant redécouvert comme pour la première fois. Les comédiens sont proches d’un jeu traditionnel, d’une interprétation du texte, mais avec une certaine forme de distance, comme aspirés par le texte, retenus en arrière par lui, comme s’il parlait à travers eux, malgré eux. A cela s’ajoute un autre phénomène qui nourrit l’étrangeté : une forme de cohésion, de communion des comédiens, comme si Shakespeare circulait en chacun d’eux mais ne nous parvenait que par une seule bouche. Le tragique en résulte décuplé chez Lear et chez Cordélia, la seule de ses filles à l’aimer d’un amour sincère.

La scène se métamorphose une nouvelle fois et la mythologie resurgit, à nouveau à travers une voix de femme, Carole Paimpol, avec cette fois la liste des exploits d’Hercule depuis sa naissance. Dans le récit de Flaubert, Hercule apparaît comme un héros victime de sa propre force, de sa fureur intarissable, contraint de tout détruire sur son passage, lassé et incapable de mener une vie ordinaire, d’être simplement humain et non surhumain. Avec ces quelques textes pleinement compréhensibles, un thème se dégage petit à petit, celui de la lutte, du combat de mort et d’amour, sur un mode épique. On le retrouve « çà et là, en différents endroits », selon la définition du terme passim, étendu et déployé en tous sens, à l’aventure, selon l’étymologie latine, que ce soit chez Shakespeare – aussi présent que l’était Dostoïevski dans Onzième – ou chez Kleist, Ovide, le Tasse ou l’Arioste. Mais ici, comme dans les autres créations du Radeau, ces sources diverses apparaissent moins comme la démonstration d’une culture savante que comme l’effet d’une imprégnation, d’une innutrition poétique, qui rend contingente l’identification et invoque simplement la résonance, la ressouvenance d’une matière antérieure à nous, et pourtant enfouie en chacun.

Cette basse continue est posée comme les fondements de la suite du spectacle, et à partir de là la parole domine moins la scène. Une nouvelle étape est en effet franchie quand les huit comédiens apparaissent tous les uns après les autres suivant une chorégraphie minutieuse, avant de se faire face deux à deux, les femmes d’un côté et les hommes de l’autre, pour s’engager dans une valse passionnelle et désordonnée. Les danseurs se passent les uns aux autres, s’évanouissent derrière un panneau avant de resurgir, et le corps à corps oscille entre sensualité et violence. Les déplacements semblent plus brouillons, moins nets, les comédiens deviennent parfois des poupées de chiffon manipulées dans tous les sens, avant que l’automate remonté reparte pour un tour. La séquence dérive progressivement autour d’un panneau à double ouverture où l’on retrouve un jeu d’entrées et de sorties par des portes qui évoque du Feydeau. Ce sont pourtant Shakespeare, Kleist et Molière qui offrent alors le matériau textuel, étrangéifiés par cette image scénique qui les saisit tous dans une mémoire du théâtre vaste, peu soucieuse des distinctions. La scène prend alors la forme d’un site jonché de vestiges théâtraux, à sonder sans ordre ni méthode, hors de toute Histoire.

De cette succession fragmentée d’images et de musiques, enfin mise en place, surgissent encore un homme monté sur un cheval de fortune, don quichottesque, ou un monstre sublime à trois corps, dont les bras et les têtes s’emmêlent à n’en plus finir. Une impression de lisibilité se dégage de Passim par rapport à Onzième, alors même que le sentiment de submersion est comparable. Les morceaux de texte, en majorité déclamés en français, sont moins saturés par le mouvement d’ensemble et se laissent mieux entendre – sans pour autant résister avec moins de force à la perception. Ils s’offrent plus simplement par la voix des comédiennes, particulièrement mises à l’honneur dans cette création, et les éléments de la scène – panneaux, cadres, lumières, sons, vidéos, corps, gestes, costumes, voix ou déplacements – semblent davantage disciplinés, même si l’on ne peut dire lequel soumet les autres, et sans qu’aucune forme d’intrigue ou de logique se mette en place. L’intensité tant préparée et rêvée depuis Onzième n’est atteinte que progressivement, dans un final où tous se trouvent sur scène et se déplacent d’une table à une autre, en passant au travers d’un cadre ou d’une ossature de canapé. Les lèvres bougent mais les sons n’atteignent plus notre oreille pour former des mots, recouverts par une voix enregistrée qui décrit la réaction des animaux du zoo de Berlin à l’écoute des chars qui passent à côté d’eux. Paradoxalement, ce texte nous parvient avec plus de clarté que le tout premier, alors que la scène y superpose une image tout à fait indépendante, qui capte l’attention, comme si pour mieux écouter il fallait finalement voir et entendre autre chose que le texte lui-même. C’est là la magie du Radeau, qui aiguise les sens, les sollicite, les travaille, jusqu’à inverser la logique, à faire naître la clarté, la lumière, au sein même du mouvement, du désordre, des enchevêtrements.

Chaque vision qui apparaît détruit la précédente, qui révèle alors toute sa fragilité. L’objet scénique, polymorphe, est fuyant, il nous échappe, sans cesse transformé, obligeant chaque fois à un nouveau rapport. Ce réajustement qu’exige sans cesse le spectacle, qui empêche de s’installer dans quoi que ce soit et de raisonner, entraîne malgré soi, multiplie les affects. Toujours en équilibre – comme les comédiens sur leurs tables, dans leurs jupons et leurs crinolines – le spectateur est soumis à des surgissements, des hésitations, des faux pas, des mouvements plus ou moins brusques, des gestes. De là peut-être ce sentiment d’étrange familiarité, familier parce que ces mouvements évoquent la vie elle-même, mais étrange parce qu’ils sont sur la scène, sur le théâtre, et donnés à percevoir de façon inattendue, condensée, émouvante.

Le tout est finalement embarqué dans un mouvement maritime de flux et de reflux, jusqu’à l’ivresse, jusqu’à ce qu’il s’épuise de lui-même, sans rupture nette, comme la vague qui repart. Lorsqu’un homme revient seul sur scène, le sentiment de lutte est intériorisé et le désir que cela continue, que le songe ne s’arrête pas combat le pressentiment de la fin, inévitable. Mais arrivent bientôt les sept autres, et il faut qu’ils saluent pour qu’enfin le spectateur accepte d’en sortir et remercie les artistes de cette parenthèse poétique, de ce pur instant, cette pure présence qui nous glisse entre les doigts dans l’avant et l’après du spectacle. Le mystère a encore eu lieu, il a pénétré les plus petits replis de la sensibilité par le sensible, jusqu’à apporter une lumière chaleureuse et réconfortante au creux de l’âme.

F.

Pour en savoir plus sur « Passim », rendez-vous sur le site du Théâtre de Gennevilliers.

Related Posts