« Intérieur » de Claude Régy à la Maison de la Culture du Japon – The Sound of Silence

Après deux solos tous deux inspirés par l’œuvre du norvégien Tarjei Vesaas, Claude Régy reprend une de ses créations passées, Intérieur, d’après le drame de Maurice Maeterlinck. Sollicité par le directeur du théâtre de Shizuoka, il revient à ce spectacle vingt-neuf ans plus tard et initie des comédiens japonais à son art. On retrouve ainsi dans Intérieur des éléments qui caractérisent son théâtre, le silence, la pénombre, la lenteur… La plus grande nuance tient au texte, d’ordinaire si central dans son travail, cette fois dit en japonais. La barrière de la langue constitue une épreuve pour la perception et l’émotion, qui modifie profondément l’expérience du spectateur régien.

IntérieurLe drame extrêmement court de Maeterlinck met en scène deux hommes, bientôt rejoints par deux jeunes filles, chargés d’annoncer à une famille la mort de leur fille et sœur. Depuis le jardin, abrités par la nuit et les arbres, les messagers observent ceux que le malheur va frapper au travers des fenêtres de la maison. Accablés par la nouvelle à transmettre, ils hésitent devant l’insouciance de ces êtres encore ignorants, et qui manifestent pourtant déjà des signes de prescience.

La scène de Régy reproduit le double espace qui structure l’ensemble de la pièce : la maison, à l’arrière-plan, est représentée par une surface en demi-cercle, simplement délimitée du jardin par la lumière. Deux teintes chromatiques qui chacune évoluent insensiblement permettent ainsi la distinction entre l’intérieur et l’extérieur, le silence et la parole.

La famille entre la première sur scène, avec d’abord la mère et son enfant, tout de blanc vêtu, délicatement allongé au centre de l’espace, immobile tout au long du spectacle. Ce corps inerte et comme pris dans un suaire évoque la sœur noyée dans l’eau et introduit ainsi le deuil dans le foyer avant même qu’il ne le pénètre. Arrivent ensuite le père et les deux sœurs, comme somnambules, aériens, se déplaçant avec la légèreté des cosmonautes, en apesanteur sur un sol cotonneux. La basse intensité de lumière – qui donne paradoxalement plus de clarté à la blancheur des habits de l’enfant allongé et qui souligne les silhouettes de ceux qui l’entourent – fait frôler l’hallucination. Les déplacements et les gestes sont comme décomposés, une fraction de seconde semble suffire pour que le tableau créé soit totalement bouleversé, renouvelé.

Intérieur - RégyCe préambule purement visuel d’une grande beauté est achevé avec l’entrée tout aussi onirique du vieillard et de l’étranger venus annoncer la mort. Mais l’état singulier de perception mis en place est soudainement brisé par leurs voix qui s’élèvent, comme le bonheur fragile de la famille va bientôt être brisé par leur arrivée : le japonais, décomposé syllabes par syllabes, presque chanté, vient troubler l’harmonie de cet univers ouaté. D’un seul coup, le spectateur est exclu de la scène par cette langue qu’il ne connaît pas, il est projeté au-dehors de cet espace dans lequel il avait été soigneusement invité, et il se retrouve face à la scène comme les étrangers face à la maison, désireux d’entrer mais comme empêché.

Claude Régy a pris le parti de limiter le surtitrage à l’essentiel, pour « préserver l’atmosphère du spectacle » : pour ne pas que les surtitres créent une source lumineuse intrusive sur scène et surtout pour ne pas détourner le spectateur de ce qui a lieu, de l’image produite par les corps et la lumière, une poignée de phrases du texte de Maeterlinck seulement sont délivrées. Courtes apparitions disparaissantes qui obligent chaque fois à un effort visuel de mise au point, elles surgissent quand on ne s’y attend pas et se présentent dans leur isolement comme de courts poèmes – des haïkus peut-être – qui suffisent à peine à faire comprendre de quoi il s’agit. Les comédiens parlent donc et leurs mots restent la plupart du temps irrémédiablement étrangers, inconnus. Leurs paroles sont réduites à leur pure sonorité, leur pure forme, et la mélopée n’est pas suffisamment chantée pour faire sens au-delà des sons.

Intérieur - MREntre deux répliques, lentes, espacées, la scène s’ouvre à nouveau à la perception. L’oreille découvre alors le son du silence : un corps qui se tourne, un bras qui se lève, une tête qui se baisse, sans aucun bruit du tout à associer à ces mouvements. Aucune matière sonore ne vient combler ces espaces déserts, et seul le désir de la vue d’entendre quelque chose, de faire correspondre les traces au sol avec un bruit, permet de saisir le léger crissement des pas dans le sable, semblable à celui de la neige fraîchement tombée, tassée par les foulées d’un marcheur.

Dans cette atmosphère feutrée, lointaine, parfois fuyante, où les corps ralentis, détachés, sont semblables à des spectres, contaminés par la mort qui les rassemble, le régime de la parole étrangère semble ramener à un certain mimétisme avec lequel Régy gardait ses distances. A moins que cela vienne du spectateur et que cela relève d’une attention aigüe aux moindres signes qui pourraient éclairer le sens du texte, la langue et le geste paraissent se retrouver et concorder à quelques reprises : les sœurs viennent aux fenêtres, le père ouvre la porte, une main est tendue… Et pourtant, de nombreuses phrases non traduites restent sans image, et la diction des comédiens, qui atténue l’intonation, l’expressivité, empêche parfois même l’évocation, délaissant le spectateur, livré à sa mémoire ou à sa seule imagination.

Intérieur - MartheTout semble contribuer à tenir à distance, à l’extérieur, là où le texte de Maeterlinck produit une empathie et une émotion extraordinaires. Le texte nous échappe derrière ces sons impénétrables et cette vision lointaine. La langue et les gestes semblent plus rapides que d’ordinaire chez Régy, et la présence de plusieurs comédiens dissémine la tension – et l’attention. Seule la rupture nette de ce rythme étiré semble lui donner une véritable puissance : peut-être n’y a-t-il que le contraste de la lenteur et de la vitesse pour dire la fulgurance de la peine et du choc.

La frustration presque douloureuse de ne pas entendre du français, ou de ne pas parler japonais, nous rapproche de Marie et Marthe, contraintes de ne voir que de l’extérieur l’annonce de la nouvelle. Comme le vieillard messager, Régy nous refuse l’émotion qu’il est capable de faire naître en nous contraignant à rester au dehors. Comme refoulés dans le jardin, limités à l’ouverture des fenêtres, nous sommes réduits à des perceptions sonores et visuelles qui n’atteignent pas la force hypnotique qu’elles pourraient avoir portées par un texte. Néanmoins, l’expérience sensorielle y gagne peut-être par là même : le drame n’est plus simplement vu, il est vécu par cette distance infranchissable, et la douleur produite par ce deuil contraint de la langue comprise rejoint celle des personnages anéantis par la perte.

F.

Pour en savoir plus sur « Intérieur », rendez-vous sur le site du Festival d’Automne.

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