« Le Soulier de satin » de Paul Claudel

Le Soulier de satin est un drame divisé en quatre journées qui relate l’amour impossible de Don Rodrigue et Doña Prouhèze, au temps des conquêtes espagnoles. Cette somme de Paul Claudel, conçue en plus de cinq ans et en partie inspirée de son expérience personnelle, confronte de façon magistrale l’aspiration au bonheur individuel et l’injonction d’un impératif extérieur qui en détourne. Si la pièce est difficile à porter à la scène, l’imagination nourrit le théâtre mental du lecteur, emporté.

Le Soulier de satinL’avant-propos de Claudel, tout en affirmant le caractère dramatique de son œuvre, introduit la pièce avec une touche de dérision. La liberté et la gaieté sont invoquées pour l’aborder, et toute forme de vraisemblance est mise en défaut par un flou référentiel assumé, qui dit d’emblée la supériorité de l’imagination et du plaisir sur le réel. Néanmoins, dès la première scène, la tonalité est tragique par la prière d’un père jésuite qui confie à Dieu son protégé, Rodrigue, le héros de la pièce.

Dès cette première tirade, Rodrigue est présenté comme un conquérant tenté par le mal, qu’il faut lier à un être absent selon le religieux, pour que le désir l’anime sans relâche et que sa blessure l’élève à un rang supérieur. Toute la charge mystique de la pièce est contenue dans ces premières paroles : l’amour dans la séparation et le manque, le sacrifice comme preuve ultime, le désir irrépressible et l’appel impérieux du devoir… Ces thèmes de prédilection de Claudel sont ici réinvestis et explorés à travers des personnages saisissants dans leur grandeur et leur faiblesse.

Alors que Don Pélage s’apprête à quitter sa femme pour marier les filles de sa cousine mourante, celle-là, Doña Prouhèze, décide d’envoyer à son amant une lettre pour annoncer leurs retrouvailles. Elle entreprend de partir à la rencontre de Rodrigue mais se lance dans cette quête en limitant elle-même ses chances de succès, en prévenant son protecteur de sa fuite et en remettant un de ses souliers à la Vierge pour ne pêcher qu’en boitant. Commence alors un immense périple autour du monde pour les deux amants, incapables de se rejoindre et pourtant sans cesse animés de la pensée de l’autre.

Le Soulier de satin - PCAutour d’eux, de nombreux personnages constituent des entraves à leur réunion, quand ils ne sont pas les témoins émerveillés de leur amour. Néanmoins, qu’ils soient adversaires ou adjuvants, chacun d’eux se soumet à la beauté sublime de leurs sentiments et les envisage avec respect. Etendu sur plus de vingt ans, le drame montre comment leur histoire devient légende. La lettre de Prouhèze à Rodrigue met des années à lui parvenir, après avoir fait le tour du monde et être passée dans toutes les mains. Devenue proverbiale pour tous ceux qui en ont entendu parler, cette lettre permet d’envisager l’impossible relation de ces amants stellaires, simplement unis par l’âme au-delà des mers. Plus encore, à partir de la quatrième journée, le couple se perpétue grâce à la nouvelle génération, avec le couple formé par Sept-Epées et Jean d’Autriche.

L’impossibilité pour Rodrigue et Prouhèze de se réunir a des causes de différents ordres. Rodrigue est l’un des plus grands conquérants de son temps, un double du roi d’Espagne en Amérique, tandis que Prouhèze défend Mogador en Afrique contre les Maures. Les devoirs qui les obligent sont aussi spirituels, et l’amour n’est envisagé que dans la promesse, le sacrifice et l’absence. Pour sauver Don Camille, son second mari, Prouhèze doit renoncer à Rodrigue. A l’inverse, pour assurer leur réunion dans l’éternité, Rodrigue doit accepter que Prouhèze meure pour lui. Leur unique entrevue, à la fin de la troisième journée, n’est donc que renoncement et soumission à cet ordre supérieur qui les habite et les rassemble.

Loin de suivre une progression linéaire, l’histoire de Rodrigue et Prouhèze ne s’écrit que de biais, par des détours, des discussions qui viennent d’autres personnages. Sur scène, les échanges centraux, les plus attendus, sont en alternance avec des commentaires plus détachés qui livrent sans en avoir l’air des informations capitales, retenues jusqu’au dernier moment. De façon tout à fait surprenante, les amants ne sont que rarement en présence dans la pièce, alors que leur dialogue semble continuel par d’autres voix que les leurs et par leurs monologues. L’absence physique criante est ainsi comblée par cette communication céleste et perpétuelle.

Le Soulier de satin - AmantsAutour d’eux immuables, se font entendre des vingtaines de personnages à chaque acte – appelés journées par Claudel dans la tradition espagnole alors qu’ils couvrent plusieurs mois voire années –, qui ne sont parfois invoqués que pour quelques phrases seulement. Ils sont le plus souvent proches de l’intrigue principale, mais parmi eux se trouvent des voix plus insaisissables, telles que celles de saints, de l’Ombre double, de la Lune ou de l’Irrépressible. C’est par cette ampleur dramatique, spatiale et temporelle que la pièce pose plus d’un défi au théâtre. Les tableaux se multiplient d’une scène à une autre, et la mer et ses vagues servent très souvent de décor à la pièce. Claudel ne s’embarrasse d’aucune convention et fait passer d’une salle de palais à une forêt foisonnante quand il n’imagine pas une bouchère se noyant sur scène ou un vieux bateau dont les planches dissociées révèlent des rapports de forces variables entre les personnages.

Néanmoins conscient de la difficulté de représenter sa pièce, Claudel ajoute à plusieurs reprises des solutions plus ou moins dérisoires à la fin de ses longues recommandations, suggérant le recours à des toiles, des écrans ou des miniatures suggestives. Ses didascalies sont l’occasion de rappeler la vocation théâtrale de son texte et de faire entendre son sentiment personnel, pris entre grandeur baroque et réalisme plus moderne. Cette confrontation réintroduit au début de chaque scène la gaieté et le rire qu’il appelle de ses vœux au début de la pièce, communiqués aussi bien à ses lecteurs-spectateurs qu’à ses personnages, notamment Don Rodrigue, parfois capable d’autant de recul que l’auteur sur lui-même.

Le Soulier de satin - ClaudelLa plupart du temps néanmoins, la parole que Claudel prête à ses personnages est bien plus solennelle et grave. Reprenant sa pratique du verset qui répartit en courts paragraphes de longs discours, il reproduit le souffle de leur voix et de leur âme, donnant à leurs paroles un rythme ample et majestueux. Chaque phrase prend la forme d’une sentence guidée par la profonde nécessité, aucun mot ne semble superflu, même le plus trivial, comme si les dialogues faisaient entendre la vérité intérieure de ces êtres et comme si parler revenait à se livrer tout entier, sans fard ni feinte possibles.

Cette vérité qui sans cesse s’exprime et se reformule prend une valeur universelle dans les échanges les plus forts, et résonne avec puissance en chacun. La grandeur des sentiments et leur caractère absolu disent de façon concomitante la fragilité de ces personnages, incomplets sans la passion qu’ils poursuivent, qu’elle prenne la forme d’un amour ou d’un pays à conquérir. Les deux dimensions, intimes et politiques, se superposent ainsi jusqu’à se confondre de façon dramatique dans leur impossible conjugaison.

Par sa longueur, la pièce prend la forme d’une épopée capable de saisir tout un monde, l’Espagne du siècle d’or, et toute une vie, celle de Rodrigue le conquérant et de ses aspirations inassouvies et insolubles. Par sa langue, elle est un chant d’amour mystique, nourri par les valeurs chrétiennes que défend Claudel à cette époque. Par sa beauté enfin, elle envahit l’imaginaire comme une eau montante et emporte dans un univers chargé d’images et de sentiments sublimes.

F.

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