« La Chartreuse de Parme » de Stendhal

Avec le Rouge et le Noir, la Chartreuse de Parme est l’autre grand roman de Stendhal. De la France de 1830 à l’Italie de 1820, l’auteur transpose dans un cadre moins odieux et plus romanesque des problématiques qui lui sont chères : l’amour, l’héroïsme, les manœuvres sourdes du pouvoir, le bonheur… Si un monde semble séparer les destinées Julien Sorel de Fabrice del Dongo, c’est pourtant bien le même idéal qui sous-tend l’écriture de ces deux œuvres.

La Chartreuse de ParmeLe roman retrace la vie de Fabrice del Dongo, de sa naissance à sa mort. Son père est un parmesan réactionnaire, contraint en 1796 d’accueillir chez lui les soldats français victorieux, menés par Bonaparte. Quelques années après cet épisode naît Fabrice, en tous points opposé au marquis del Dongo, tout animé d’héroïsme mais dont l’âme est encore bien ignorante. Agé de 17 ans, alors que Napoléon a perdu et que l’Italie retombe sous l’autorité autrichienne, Fabrice décide de partir en France pour aider l’empereur qu’il admire tant.

Cette première étape décisive dans sa découverte du monde, à l’orée du roman, est pour le moins déceptive. Nourri de rêves moyenâgeux et chevaleresques de combats, il en fait une expérience bien différente sur le champ de bataille de Waterloo. D’abord soumis à la méfiance des Français qui voient en lui un espion, il bénéficie de l’aide d’une cantinière, âme charitable qui l’initiera de façon burlesque et tragique à la réalité de la guerre et de la mort. De cette immense défaite historique ne reste donc dans le récit de Stendhal que le point de vue myope de Fabrice, soucieux de vivre une bataille mais incapable d’en être pleinement assuré.

A son retour en Italie, les femmes de sa famille le protègent de la haine de son père et de son frère. Sa tante Gina Sanseverina s’est rapprochée du comte Mosca, premier ministre du prince de Parme, et grâce à ces deux personnalités une autre carrière va s’offrir à Fabrice. Renonçant au glorieux état militaire, il se tourne vers la religion et devient coadjuteur de l’évêque de Parme. Néanmoins, cette âme avide de hauts sentiments recherche l’amour ailleurs que dans les yeux de sa tante et multiplie les aventures légères.

ChartreuseBien qu’elle n’entame pas sa réputation, cette attitude le fait rencontrer l’amant jaloux d’une jeune comédienne. L’amourette prend un tour tragique et Fabrice se voit obligé de tuer le vulgaire Giletti en se défendant de ses attaques dans un duel. Quoique l’acte soit bénin pour l’époque, les puissances de la cour de Parme s’en emparent pour ébranler le pouvoir du comte Mosca et de la Sanseverina et se venger de Fabrice. Son sort devient une affaire publique et la politique le mène en prison.

En haut de l’immense tour Farnèse, loin d’être livré au désespoir, Fabrice découvre enfin le véritable amour qu’il a tant recherché. Son enfermement devient la condition même de son bonheur, et il ne coopère pas aux entreprises de sa tante pour le faire évader, trop heureux de rester auprès de celle qu’il aime, la fille du gouverneur de la prison, Clélia Conti. Celle-ci, tiraillée entre son attirance pour Fabrice, son sens du devoir et ses sentiments pieux, participe néanmoins à son évasion, tout en promettant à la Vierge de ne jamais le revoir et d’accepter l’union que son père désire pour elle.

Comme dans Le Rouge et le Noir, l’intrigue est donc prise entre deux extrêmes d’apparence incompatibles : d’un côté, la bassesse et l’horreur des manœuvres politiques, de l’autre, le sublime de l’amour partagé. La Sanseverina et le comte Mosca sont des médiateurs entre ces deux pôles, prêts à tout pour donner à  Fabrice une place honorable dans la société, puis pour lui rendre sa liberté. Face à eux, celui-ci délaisse au contraire toute préoccupation sociale pour s’adonner au plaisir et à la rêverie, avant que l’amour ne prenne toute la place dans son âme.

Chartreuse - NapoléonL’ancrage historico-politique est atténué par de nombreuses actions romanesques – mort, évasion, poison, fuite… – mais l’esprit de la Restauration, qui se propage de la France à l’Italie, cet esprit propre à l’époque de Stendhal et qu’il abhorre, est bien sensible. Le retour des privilèges et de l’absolutisme après la parenthèse de liberté offerte par Napoléon structurent l’ensemble du roman et déterminent à chaque instant la destinée de Fabrice. Néanmoins, si la peinture réaliste semble moindre dans cette œuvre par rapport au Rouge et le Noir, c’est en grande partie parce que le cadre italien, qui correspond à l’idéal stendhalien, atténue la satire de la cour de Parme. Il s’y trouve bien des personnages vils et odieux, tels Conti ou le fiscal général Rassi, mais leur présence est compensée par celle des collines et des lacs de la campagne italienne et par la hauteur des âmes contre lesquels ils s’activent. Bien plus, leurs viles démarches pour perdre Fabrice et la Sanseverina permettent de révéler la noblesse de ceux-ci, de leurs pensées et de leurs actions, jamais avilies à leur contact, mais au contraire grandies.

Le contraste est donc d’autant plus grand du constat amer de la basse politique à la grandeur des sentiments dépeints par Stendhal, l’auteur de De l’amour. Chaque personnage offre une version complexe de cette passion. La duchesse Sanseverina est ainsi prise entre son affection qu’elle croit incestueuse pour Fabrice, capable de se montrer habile manipulatrice à l’égard du prince de Parme et de son fils pour le libérer, et sa forte admiration pour le comte Mosca. L’amour de la jeune Clélia est la pureté et le sublime mêmes par l’interdit qu’elle s’impose de ne jamais revoir Fabrice malgré ses sentiments pour lui. Fabrice enfin, de jeune séducteur à amoureux passionné, incarne l’oubli de soi et l’imagination folle de l’amour.

Chartreuse de ParmeCette noblesse de cœur protège en grande partie les personnages de l’ironie tendre que Stendhal exerce d’ordinaire sur ses héros. Placés à une hauteur comparable à celle de la prison de Fabrice, en haut de la tour Farnèse, ils gardent un caractère inaccessible et héroïque. C’est seulement lorsque la folie affleure qu’ils suscitent la profonde sympathie dont sont enrichis Julien Sorel, Mme de Rênal ou Mathilde de La Mole et dans le Rouge et le Noir.

L’alternance entre démarches politiques et puissantes scènes d’amour donne ainsi un rythme cadencé au roman, dont le style est moins sautillant par rapport à d’autres œuvres de l’auteur. Celle-ci est pourtant écrite en sept semaines, et cette donnée n’est sensible qu’à la fin, dans les derniers chapitres qui donnent enfin sens à ce titre mystérieux. L’action s’emballe soudainement par des effets d’ellipses et d’accélérations qui atténuent la dimension tragique du dénouement et lui donnent la fulgurance d’un éclair aussitôt disparu.

Dans ce roman encore plus que dans le précédent, il semble donc moins que ce soit l’intrigue elle-même qui touche le lecteur que des scènes mémorables par leur puissance : Fabrice dérouté à Waterloo, ses deux rencontres avec Clélia, leurs dialogues amoureux de la prison à la chambre de la jeune fille dans un langage de signes inventé, les négociations extrêmement subtiles de la Sanseverina avec les personnalités régnantes, l’évasion de Fabrice, ses prêches dans les églises bondées de Parme et illuminées de cierges…

Le romanesque l’emporte considérablement sur l’arrière-plan politique à la lecture, et l’Italie idéale de Stendhal se donne à voir dans toutes ses facettes. Héroïsme, amour et bonheur, ces trois piliers de la constellation stendhalienne, trouvent là une réalisation émouvante qui en dit long sur les rêves de l’auteur, au-delà de l’œuvre elle-même.

F.

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