« Un ennemi du peuple » d’Henrik Ibsen au Théâtre de la Ville

L’ennemi du peuple de Thomas Ostermeier est un de ces spectacles qui offre une décharge d’énergie hallucinante dans une scénographie magnifique. Tous les ingrédients sont là pour révéler la puissance de l’art et de la pensée du metteur en scène, nourrie par la littérature mais constamment tournée vers notre monde.

Un ennemi du peuple - afficheLe docteur Stockmann reçoit un jour la confirmation scientifique de ce qu’il soupçonnait jusque-là : l’eau de la ville, qui fait sa richesse grâce à ses Thermes, est polluée, nocive, et même meurtrière. Il l’annonce à sa femme et à deux amis qui travaillent dans un journal, et tous voient l’occasion de renverser le système en place. De fait, l’infection va bien au-delà de l’eau, ce qui est en jeu, c’est le fonctionnement de la politique tout entier. Thomas en prend conscience quand il l’annonce à son frère, maire de la ville et propriétaire des Thermes, qui veut étouffer l’affaire ou du moins l’atténuer pour ne pas semer la panique et ne pas détruire d’un seul coup l’économie de toute la ville.

Alors que Thomas pensait que son frère le remercierait pour cette découverte qui pourrait sauver des vies, face à sa réaction, il persiste dans son idée et décide de l’affronter, prêt à perdre son travail mais encouragé par le soutien du journal de ses amis et par une partie de la ville, d’après le directeur du Messager du peuple. Néanmoins, les manœuvres politiques de son frères minent ses appuis, et l’affrontement devient, comme souvent chez Ibsen, celui de l’idéal face à la réalité, de la vérité face à l’arrangement économique et aux intérêts d’argent. Thomas se retrouve peu à peu seul avec sa femme et ses convictions, elles-mêmes ébranlées à force de discours et de manœuvres politico-financières.

Une fois de plus, Thomas Ostermeier fait de ce drame d’Ibsen une pièce qui nous parle, qui trouve un écho profond dans notre actualité et notre monde contemporain. Il le montre de façon explicite lors de l’intervention publique de Thomas, qui s’adresse non pas à une audience fictionnelle mais bien au public du Théâtre de la Ville. Les lumières se rallument et les deux frères s’expriment l’un après l’autre. Le maire souligne la haine personnelle que Thomas a pour lui et travaille à dégrader son image, avant de brandir l’étendard devenu aujourd’hui familier de la crise. Puis arrive Thomas, non pas venu parler des Thermes ni de l’eau mais du système tout entier, de l’économie libérale, du règne de la bourgeoisie, de la supériorité de l’argent sur l’humain, et du défaut de la démocratie qui fait entendre une majorité d’imbéciles.

Un ennemi du peuple - musiqueLa salle applaudit généreusement à ce discours qui emporte sans peine l’adhésion, mais sa dimension idéaliste est aussitôt pointée du doigt par Ostermeier lui-même. Quand les comédiens invitent les spectateurs fervents à prendre la parole, à soutenir le discours de Stockmann, les quelques idées qui se font entendre sont effroyablement pauvres, et personne ne se montre digne de tenir tête au parti de la mairie, ainsi pris de court et contraint d’improviser. Si la réaction est décevante, elle dit néanmoins le réalisme du metteur en scène, la force de son art qui se veut ancré dans le réel plutôt que pur discours idéaliste.

Ce drame d’Isben est discrètement adapté par Thomas Ostermeier, qui en actualise la langue et en simplifie la distribution des personnages. Néanmoins, l’habileté est telle que rien n’y paraît tant il semble par ailleurs fidèle à l’esprit du texte. Ce geste se manifeste en partie par la large place qu’il accorde à la musique, comme souvent dans ses spectacles. Ici, elle ne relève pas de musiciens professionnels mais des comédiens eux-mêmes. En amont du spectacle est projeté un extrait de la grande tirade de Stockmann sur un écran, qui se révèle translucide quand la scène s’illumine progressivement et découvre un homme et une femme qui chantent, accompagnés d’une guitare. La musique revient ensuite régulièrement comme moyen de s’extraire du monde, et en particulier quand les quatre amis qui forment un groupe répètent Changes de David Bowie, ces changements qu’ils appellent de tous leurs vœux.

Un ennemi du peuple - confrontationPour cette pièce, Ostermeier fait une fois de plus appel à Jan Pappelbaum pour la scénographie, immense maître dans cet art. Celui-ci en propose cette fois une très belle et éphémère, capable de se muer et de passer de l’appartement des Stockmann aux bureaux du journal. Sur des parois noires, des dessins à la craie prolongent la perspective de la scène de façon très délicate. Parmi d’autres richesses, cet usage de la craie permet un jeu ludique avec la radio, lorsque la femme de Thomas cherche à l’éteindre alors qu’elle est incarnée par l’un des deux journalistes, sur le canapé, à la guitare. Le plateau se métamorphose ensuite en scène publique grâce à une destruction de ces dessins qui suggèrent un intérieur : ceux-ci sont neutralisés par de la peinture blanche grossièrement étalée par les comédiens, avant la prise de parole de Thomas. Cette liberté scénographique extrême est encore amplifiée lorsque celui-ci est chassé de la tribune à coup de bombes à peinture. On a là une de ces explosions d’énergie sublimes, qui accompagnent les mots avec force et transportent le spectateur, comme on peut en trouver dans d’autres spectacles créés par ce couple d’artistes.

Un ennemi du peuple - tribuneCe type de choix montre une réelle gestion de la tension dramatique, nouvel indice de la puissance d’Ostermeier. Il se montre en effet capable de faire rire sans introduire de décalage burlesque au moment de la confrontation tragique des deux frères dans les bureaux du journal. Ce qui se manifeste là est une souplesse par rapport au texte, une liberté d’approche qui le sert largement. Et ce sont tous ces demi-mots non traduits, ces expressions et ces gestes, qui disent cette liberté, cette façon si singulière de se positionner par rapport au texte, non pas dans un seul sens mais dans une rencontre, un rapport réciproque d’une richesse époustouflante.

L’expérience est complète, elle comble à tous les niveaux – intellectuel, esthétique et même sensible par l’émotion qui en naît parfois – et suscite légitimement un enthousiasme partagé. Même plus, ce spectacle, comme d’autres de ce grand metteur en scène, fait aimer notre époque, par la façon dont il se sert merveilleusement de ses travers multiples pour nourrir son art.

F.

Pour en savoir plus sur « Un ennemi du peuple », rendez-vous sur le site du Théâtre de la Ville.

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