« Mort à Venise » d’après Thomas Mann au Théâtre de la Ville

Thomas Ostermeier nous fait découvrir au Théâtre de la Ville un spectacle fulgurant, « d’après » la célèbre nouvelle de Thomas Mann, Mort à Venise. Plus qu’une adaptation, il s’agit là une libre variation scénique, au sens musical du terme, qui laisse de fait une large place à la musique et à la danse, à partir d’un matériau considéré comme connu de tous. L’expérience est extraordinairement belle et singulière.

Mort à Venise - plumesLa mise en scène commence par nous montrer les coulisses du spectacle, pendant que le public s’installe. Sur scène, un piano et une guitare s’essaient à quelques notes, et un groupe de jeunes gens s’étirent et se manipulent mutuellement avant de répéter quelques mouvements synchronisés de danse. Un homme, l’œuvre en main, en lit quelques passages au micro, mais pas de façon assez assertive pour instaurer le silence. Enfin, une femme vient en arrière-plan se déshabiller et se costumer avec l’aide d’un autre homme. Soudain, sans signal net, les lumières s’abaissent et le spectacle commence pour de bon.

Le début de la représentation n’est pas caractérisé par la mise en ordre de ces éléments épars, car il reste encore à en introduire un dernier, déterminant. Un écran descend des cintres et deux régisseurs arrivent, dont l’un équipé d’une caméra. Il parcourt la scène en fixant son objectif sur chaque visage, et l’image apparaît en direct, dans son imprécision et son mouvement, sur l’écran qui surplombe la scène. Comme un œil intrusif et curieux, la caméra révèle de près les traits des artistes, toujours pris dans leurs activités et leurs mouvements. Elle finit par s’appesantir un moment sur l’un d’entre eux, un jeune homme situé en fond de scène, assis et immobile. Le public découvre alors qu’il joue à un jeu vidéo sur son portable, totalement absorbé par le viseur de sa mitraillette. On identifie là le comédien qui va interpréter le jeune Tadzio, déjà à distance et inaccessible.

Mort à Venise - euménidesTout ceci mis en place, la scène se métamorphose en un instant et retrouve un régime traditionnel de narration : un escalier s’avance à cour, ainsi que deux tables de restaurant, et en fond, trois hautes fenêtres voilées de draps qui dessinent discrètement les planches de la plage, lieu privilégié d’observation pour Aschenbach. La lumière qui provient de l’arrière de ces fenêtres est vive, éblouissante, et la scène prend immédiatement une coloration douce et juste.

Pendant qu’un serveur apprête la salle à manger, semblable au grand aquarium du Grand Hôtel de Balbec chez Proust, et après un coup d’extincteur sans poudre blanche qui purifie la salle d’un puissant rejet d’air – clin d’œil aux Revenants d’Ostermeier –, un homme, en lequel on discerne immédiatement Aschenbach, s’installe dans un fauteuil. Néanmoins, il ne parle pas, et il restera muet tout le spectacle. Le lecteur de la scène initiale, en marge mais bien visible côté jardin, est en effet le seul à faire entendre un quelconque texte. Ce choix trouve d’emblée son sens par les premières pages qu’il lit  sur le silence de l’homme seul, dont l’observation prend une autre dimension du fait même de sa solitude*. Ce déplacement de la parole annonce une performance toute singulière des comédiens, réduits à s’exprimer par d’autres moyens.

Mort à Venise - AAprès Aschenbach, surgissent en costumes réalistes la bonne qui s’est habillée pendant la scène liminaire, Tadzio, avec sa tenue de marin, et ses trois sœurs, véritables Euménides indissociables, animées par une énergie démoniaque. Tandis que ceux-là ne s’expriment que par onomatopées et courtes phrases plus ou moins distinctes, comme lorsque l’on entend un groupe à distance, Aschenbach, remarquablement interprété par Josef Bierbichler, chante des lieders de Gustav Malher, accompagné au piano. Texte et scène entretiennent ainsi un rapport original : la scène propose une image de ce que dit le texte, semblable à celle qui se forme dans nos esprits lorsque l’on lit.

La scène n’est pourtant pas soumise à un régime purement illustratif, limitée comme elle l’est à cette salle de restaurant. Aschenbach est d’abord seul, tandis que le couvert et soigneusement mis. Tadzio, ses sœurs et leur gouvernante font ensuite plusieurs apparitions, faisant du restaurant un lobby par leurs passages. Ce mode narratif, loin de s’ancrer durablement pour installer le spectateur dans une forme d’illusion, est brutalement interrompu par le lecteur, qui déboule au milieu du plateau le texte à la main, disant que certaines pages ne peuvent pas être mises de côté, qu’il faut prendre le temps de les lire. Les lumières reviennent dans la salle, les comédiens se détachent immédiatement de leur rôle et viennent l’entourer, ainsi que le cameraman et son aide, et deux artistes qui n’ont pas encore fait leur entrée. Après cette interruption qui rappelle le dispositif scénique à l’œuvre, montré comme en construction, le spectacle reprend pour de bon.

Mort à Venise - vidéoLes personnages s’asseyent maintenant aux tables du restaurant et mangent, tandis que le récit suit son court. Deux images se superposent alors : celle qu’offre et la scène et celle que le texte lu construit dans l’esprit de chacun, et les deux se rencontrent parfois. Par exemple, quand Aschenbach suit la famille à la messe à l’église San Marco et qu’il regarde de loin Tadzio prier, la scène montre la famille faire le bénédicité avant de prendre le repas, et le signe de croix du jeune garçon vient rejoindre celui décrit par le texte. On a presque là une forme d’illustration qui n’en est pas totalement une, enrichie par l’image vidéo qui permet des gros plans sur les visages des comédiens sans que la présence du cameraman soit systématiquement nécessaire. La vidéo permet alors de saisir la subtilité des sentiments – le doute, la curiosité, le désir, l’hésitation – ainsi que le complexe jeu des regards sur lequel est fondée toute l’histoire de Thomas Mann. Ainsi, les niveaux se superposent et se multiplient de façon vertigineuse et extrêmement esthétique à partir du texte.

Dans la seconde partie du spectacle ce régime de représentation est à nouveau abandonné pour un autre. La musique  qui tenait déjà une place importante, devient à son tour mode narratif, et après un interlude dansé dans le restaurant, celui-ci se dissout et laisse place à une scène vide outre le piano. Celui-ci devient l’objet d’expérimentations sonores : Timo Kreuser joue avec tout son instrument, que ce soient les touches, les cordes ou ses parties boisées. La musique est de plus immédiatement travaillée, et permet ainsi de créer des tonalités étranges et suggestives. Le fond, lumineux, donne à voir la scène en contre-jour, et les trois parques se déshabillent et dansent comme possédées au milieu de plumes noires, entraînées par leurs longues chevelures. Une dernière apparition de Tadzio en arrière-plan, accompagné par la voix du lecteur absent, et un nouveau chant d’Aschenbach clôturent le spectacle.

Mort à Venise - contre-jourL’histoire de Thomas Mann n’est rendue sur scène que de façon partielle, considérée comme un matériau connu depuis la célèbre adaptation cinématographique de Luchino Visconti. Loin de résumer l’histoire ou de prétendre la représenter de façon exhaustive, le metteur en scène en livre des extraits qui en donnent un aperçu dense, qui semble tout contenir. Cette recherche scénique, disparate, hétérogène, tâtonnante et pourtant profondément cohérente et aboutie, est d’une puissance folle. Le spectacle mêle richesse, beauté et ce sentiment de mystère, d’inachevé, qui grandit encore l’expérience.

F. pour Inferno

*« D’être seul et de se taire, on voit les choses autrement qu’en société ; en même temps qu’elles gardent plus de flou elles frappent davantage l’esprit ; les pensées en deviennent plus graves, elles tendent à se déformer et toujours se teintent de mélancolie. Ce que vous voyez, ce que vous percevez, ce dont en société vous vous seriez débarrassé en échangeant un regard, un rire, un jugement, vous occupe plus qu’il ne convient, et par le silence s’approfondit, prend de la signification, devient événement, aventure, émotion ».

Pour en savoir plus sur « Mort à Venise », rendez-vous sur le site du Théâtre de la Ville.

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