« Le Rouge et le Noir » de Stendhal

S’il est un roman associé au nom de Stendhal, il s’agit bien du Rouge et le Noir. Son style alerte autant que son intrigue dramatique en font un chef-d’œuvre, la plupart du temps découvert dans un cadre scolaire. Les souvenirs de la première lecture se réduisaient à une seule image : Julien sur son échelle. La seconde a donc paru une redécouverte totale, réjouissante et subjuguante.

Le Rouge et le NoirL’œuvre est composée de deux parties : l’une à Verrières, ville imaginaire située près de Besançon, et l’autre à Paris. Ce passage de la province à la capitale se fait autour du personnage de Julien Sorel, fils de charpentier à l’ambition démesurée. Dans une certaine mesure, le chef-d’œuvre de Stendhal peut donc être lu comme un roman d’initiation, dans la veine de L’Education sentimentale de Gustave Flaubert ou de Bel Ami de Guy de Maupassant.

Plus encore que dans ces deux œuvres, le désir du héros de faire fortune et d’acquérir une reconnaissance sociale est mêlé à des histoires d’amour passionnelles. On a là une première interprétation possible du titre de ce roman, comme on peut y voir le contraste entre les joues des femmes que Julien croise et la noirceur de ses yeux. L’auteur l’explique quant à lui en ces termes : « le Rouge signifie que, venu plus tôt Julien (le héros du livre) eût été soldat ; mais à l’époque où il vécut, il fut forcé de prendre la soutane, de là le Noir ». Rêvant à la destinée héroïque de Napoléon, parvenu au sommet de la gloire grâce à ses exploits guerriers, Julien renonce en effet aux armes pour se consacrer à une carrière ecclésiastique, assurée par son talent d’hypocrite et bercée par l’espoir d’atteindre le niveau de richesse de certaines personnalités religieuses.

Ce jeune héros, maltraité par son père et ses frères mais éduqué par l’abbé Chélan qui lui apprend le latin, est rapidement engagé par monsieur de Rênal, maire de Verrières, en tant que précepteur de ses enfants. Celui-ci est placé comme point de départ de cette épopée. Il est dépeint comme une personnalité de province animée par l’argent et le désir d’attiser l’envie et la jalousie de ses adversaires, et en particulier M. Valenod, qui prétend à son poste. C’est donc moins pour l’éducation de ses fils que pour le prestige que la présence d’un précepteur dans sa maison peut lui apporter qu’il vient chercher Julien, qui apparaît pour la première fois perché en haut de la scierie de son père, lisant les Mémoires de Saint-Hélène.

Le Rouge et le Noir - movieIntroduit dans cette maison comme un loup dans une bergerie, Julien se souvient de Rousseau et refuse d’être traité comme un domestique. Quand un soir, madame de Rênal lui effleure par mégarde la main et la retire aussitôt, il se fait un devoir de la conquérir. C’est moins l’amour que la fierté qui l’anime alors. La moindre de ses actions est à partir de là pensée comme une bataille qui prend place dans un plan de guerre soigneusement élaboré – jusqu’au moment où ses sentiments viennent interférer et compromettre ses succès.

C’est à nouveau son orgueil qui l’entraîne dans la conquête de Mathilde, fille de son second bienfaiteur, le marquis de La Mole. En effet, après un court séjour au séminaire, peu après que sa relation avec madame de Rênal a été éventée, il gagne Paris et découvre un tout autre monde. Après la femme mariée vertueuse et ignorante des choses de l’amour, vient donc la jeune héritière, parfaitement maîtresse de chacun de ses atouts et convoitée par tous les galants de la capitale qui viennent la visiter dans le salon de son père. Les rapports entre stratégie militaire et sentiments sont cette fois inversés, et Julien subit avec plus de violence que précédemment les affres de l’amour.

Ces deux grandes intrigues amoureuses qui charpentent l’œuvre sont étayées par des peintures sociales, sur la vie de province puis sur la vie parisienne, mais aussi par des événements historiques, au cours desquels religion et politique sont inextricablement liés. Dans ces épisodes en particulier, le sous-titre de l’œuvre, « Chronique du XIXe siècle », prend tout son sens. Stendhal y révèle notamment l’influence du clergé et de la Congrégation, et les tentatives des ultras pour maintenir Charles X à la tête du pays. Julien est chaque fois situé au cœur de ces épisodes, plus ou moins impliqué dans les manœuvres qui nous sont décrites mais toujours présent, partageant le rêve de gloire et de fortune de ceux qu’il côtoie.

Le Rouge et le Noir - ldpAlors que le parcours de ce jeune homme, qui se solde par un dénouement tragique, pourrait passer pour purement romanesque, Stendhal revendique l’authenticité de son récit en marge de son texte. Il révèle ainsi qu’il s’appuie entièrement sur un fait divers dont il a eu connaissance par la presse. La perception de ce roman, dont le développement saccadé, toujours surprenant, entraîne sans cesse le lecteur finalement subjugué par les péripéties finales, prend une toute autre tournure cette information prise en compte. Le souci de la composition allégé par la connaissance de cette source, on saisit à quel point l’auteur s’est préoccupé de son style.

Auteur du XIXe siècle, Stendhal annonce à de multiples égards les écrivains à venir. Délaissant les descriptions psychologiques propres à Honoré de Balzac, il esquisse les premiers pas du monologue intérieur. Plutôt que d’opter pour la traditionnelle posture de narrateur omniscient, il fait donc varier les points de vue d’une phrase à une autre et ouvre la porte de l’intériorité de ses personnages principaux. C’est ainsi grâce à une grande liberté prise par rapport aux conventions romanesques, et notamment grâce à l’usage du discours indirect libre particulièrement cher à Gustave Flaubert, qu’il empêche son lecteur de condamner totalement Julien Sorel, héros au caractère à la fois détestable et séduisant.

Plus encore, il dit à sa sœur « écris vite, comme moi, sans chercher la phrase. Le premier des mérites, c’est la simplicité », alors même qu’il procède en réalité par corrections et réécriture permanentes. Les marges de ses manuscrits révèlent à quel point il est sensible au rythme de ses phrases, de ses paragraphes et de ses chapitres, et combien il est conscient de sa précipitation. Il arrive ainsi qu’en quelques lignes seulement, un bouleversement majeur ait lieu, sans qu’aucun élément n’ait pu le laisser soupçonner au lecteur. Cette vitesse hallucinante, totalement maîtrisée malgré les impressions fréquentes d’emballement, est assortie de répétitions qui font toute la beauté de l’œuvre.

StendhalC’est ainsi que des images telles que celles de Julien montant sur son échelle pour atteindre la chambre de celle qu’il aime ou pour accrocher une draperie religieuse – redoublant la façon dont il monte un à un les échelons de la société – s’inscrivent profondément en mémoire. A celle-là, ancrée dès la première lecture, s’ajoutent désormais leurs jeux de mains interminables avec madame de Rênal, les nombreuses lettres échangées avec Mathilde ou encore les accès de désespoirs récurrents de Julien. Le triangle formé par ces trois personnages, dont les points sont finalement reliés dans les derniers chapitres, atteint une perfection réjouissante et émouvante.

Une fois la langue de Stendhal apprivoisée, la lecture de cette œuvre est un plaisir amplifié par chaque page, et qui dure encore longtemps une fois le livre refermé.

F.

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