« The Four Seasons Restaurant » de Romeo Castellucci au Théâtre de la Ville

Au Théâtre de la Ville, Romeo Castellucci reprend son spectacle présenté l’année dernière au Festival d’Avignon, The Four Seasons Restaurant. En parler relève du défi : l’appeler original semble faux, hors normes un peu plus vrai, imprévisible c’est indubitable et se résoudre à le dire inqualifiable reviendrait à le qualifier. L’objet est d’autant plus déroutant qu’il paraît insaisissable comme un tout, que son appréhension finale ne semble pouvoir être que morcelée. Ne reste plus qu’à raconter, essayer de comprendre les défis qu’il pose au langage qui cherche à s’en saisir, et en fixer le souvenir.

The Four Seasons - ThdelaVilleEn amont de la représentation, un rideau tombe sur la scène – première contradiction d’une longue série – qui sert d’écran à la projection d’un texte savant sur le trou noir situé dans la constellation Persée. Ce discours sibyllin pour les novices est accompagné d’une puissante matière sonore, résultat de la conversion humaine de ce qui a lieu dans la voie lactée, à des millions d’années lumières. La compréhension est d’emblée mise en jeu par un vocabulaire scientifique, ponctué d’abréviations indéchiffrables.

Après cette entrée en matière – au sens propre – la scène se dévoile et révèle la pureté d’une salle de gym, avec des barres de mur, une table de saut, un cerceau et un ballon. Dans cet espace maculé, entre une femme, des ciseaux à la main. Au centre du plateau, elle se saisit de sa langue et la coupe, dans un silence douloureux. La scène est répétée neuf fois, par l’arrivée de neuf autres femmes, qui à leur tour étouffent des cris et des gémissements. Leurs robes, leurs tabliers et leurs sabots, tout en harmonie, les désignent comme des déclinaisons les unes des autres.

Aucun mot n’a été encore prononcé, et cette mutilation semble condamner au silence. Comment la parole pourrait-elle maintenant surgir quand l’un de ses organes essentiels a ainsi été amputé ? Plus encore, tandis que les dix femmes forment ensuite un cercle en silence, puis une ronde immobile, un chien noir, annoncé par le claquement de ses oreilles sur son crâne quand il s’est ébroué, entre et mange les bouts de langues laissés au sol, vient jusqu’au centre du cercle et repart, parfaitement maître de son rôle. Voilà les femmes privées pour de bon de leur morceau de chair.

The Four Seasons - CastelluciNéanmoins, elles vont à présent raconter. Dans leur organisation chorale, la parole circule et s’empare du poème d’Hölderlin, La Mort d’Empédéocle. Le héros de ce drame bucolique est une sorte de Tête d’Or à la fois adulé et rejeté, en communion totale avec la nature. Des réminiscences révolutionnaires, soulignées par des armes et des drapeaux sudistes obscurcissent le propos, déjà difficile d’accès. Les surtitres accroissent encore le sentiment d’incompréhension, suivant le rythme rapide du parler des femmes.

Les actes qui divisent le poème sont par ce biais annoncés, ainsi que le nom du personnage précédant chaque réplique. Cette dernière information est rendue nécessaire par la fluctuation des identités entre comédiennes et personnages, matérialisée par la couronne de lauriers d’or qui circule de l’une à l’autre, servant à désigner Empédéocle. Plus encore, une vieille radio prend parfois la place des voix, amenant les femmes à faire du play-back, quand elle ne sert pas à diffuser des bruitages pastoraux de chèvres ou d’oiseaux.

The Four Seasons RestaurantLa communauté qui unit ces femmes est encore soulignée par une chorégraphie précise des corps, qui évoque des tableaux de la Renaissance. Les phrases prise en charge par l’une sont accompagnées de larges gestes, redoublés par d’autres, en divers points de l’espace. A elles dix, elles forment un seul corps, une seule matière, apparemment indivisible.

Cette séquence, la plus laborieuse du spectacle, laisse place à une autre, pour le coup saisissante de beauté. Un amoncellement de corps à la fois monstrueux et gracieux donne naissance à une femme, émergeant de cette masse, la tête la première. Délicatement déposée sur le sol, elle est déshabillée, tendrement prise dans les bras, avant de se voir indiquer les coulisses dans lesquelles elle se retire. Cette scène se réitère à quatre ou cinq reprises, les femmes étant de moins en moins nombreuses, mais l’accouchement se révélant chaque fois possible.

Le jeu corporel relève chaque fois plus de la prouesse par cette diminution progressive, remettant par là-même le motif de la naissance en question. Plutôt que de peupler la scène, ce processus la dépeuple, jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus qu’une qui elle-même s’accouche, avant de partir. Peut-être s’agit-il davantage d’une mort – les contraires se côtoyant de si près depuis le début, cela ne serait pas surprenant. Dans cette perspective, l’expulsion d’un membre du chœur indiquerait davantage le délitement de la communauté ; de même, le corps serait moins celui-ci d’un nouveau-né qu’on habille que celui d’un survivant déshabillé avant sa mort. Alors il s’agirait moins d’une arrivée au monde que d’une sortie de la scène – et du monde.

The 4 seasonsA la suite de ce décompte, poignant par sa dimension picturale, le plateau se métamorphose. Dans un déroulé d’images oniriques, un cheval comme mort se montre et disparaît, puis le cube blanc se noircit, et l’avant-scène est alors occupée d’un maëlstrom de plumes noires volantes. Dans un espace aux parois transparentes, elles s’élèvent grâce à un large souffle venu du centre, et retombent sur les côtés, aussitôt réinvesties dans le mouvement central. Une silhouette agitant un large drapeau apparaît alors dans ce mouvement apocalyptique, exprimant de façon sensible sa détresse.

La densité sonore qui accompagne cette puissance imagée rappelle l’introduction sur le trou noir. Ainsi guidée, la perception tend à voir des corps éjectés avec violence dans un agglomérat éphémère de plumes, avant qu’ils ne soient décomposés, celles-ci retombant éparses. A l’arrière-plan, réapparaissent les femmes, nues, adorant un visage en gros plan, icône inassignable qui évoque la Vierge.

The-Four-seasons-restaurant-de-CastellucciDans sa structure, le spectacle suit le mouvement d’une vague : une montée, suivie d’un creux profond qui assure une montée plus haute encore. Ce parcours est éprouvant et nombreux sont ceux qui abandonnent, mais non pas de concert, chacun à des moments différents. L’intensité des images s’oppose à la faiblesse des scènes parlées, qui seraient certainement plus efficaces si les surtitres ne semblaient pas indiquer qu’il y a un sens à saisir, si l’on renonçait à comprendre pour se laisser porter par le visuel.

On a là différents morceaux, difficiles à rassembler, un ensemble composite qui jamais ne trouve sa cohérence. Peut-être aurait-il fallu s’appuyer sur les propos du metteur en scène sur son œuvre pour construire un discours plus solide sur ce spectacle ? Peut-être, en effet, mais ç’aurait été aller au-delà de l’expérience du spectateur, y trouver refuge trop aisément et trahir le vécu de la représentation.

La violence, l’oppression et la beauté que fait naître un tel spectacle pose après coup la question de son impact. Celui-ci semble être de l’ordre de la fulgurance : il brille comme la foudre, mais sa vivacité ne dure qu’un instant, et beaucoup de choses restent dans la salle une fois qu’on en est sorti. S’il fallait conclure, on dirait comme les Italiens « Che strano ! »

F.

Pour en savoir plus sur « The Four Seasons Restaurant », rendez-vous sur le site du Théâtre de la Ville.

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