« Le Livre de l’intranquillité » de Fernando Pessoa [fragments]

110

20 juillet 1930

Lorsque je dors de nombreux rêves, je sors dans la rue, les yeux grands ouverts, mais voguant encore dans leur sillage et leur assurance. Et je suis stupéfié de mon automatisme, qui fait que les autres m’ignorent. Car je traverse la vie quotidienne sans lâcher la main de ma nourrice astrale, tandis que mes pas au long des rues s’accordent et s’harmonisent aux desseins obscurs de mon imagination semi-dormante. Et cependant je marche normalement ; je ne trébuche pas, je réponds correctement ; j’existe.

Mais au premier instant de répit, dès que je n’ai plus besoin de surveiller ma marche, pour éviter des véhicules ou ne pas gêner les passants, dès que je n’ai plus à parler au premier venu, ni la pénible obligation de franchir une porte toute proche – alors je pars de nouveau sur les eaux du rêve, comme un bateau de papier à bouts pointus, et je retourne une nouvelle fois à l’illusion languissante qui avait bercé ma vague conscience du matin naissant, au son des carrioles qui légumisent.

C’est alors au beau milieu de la vie, que le rêve déploie ses vastes cinémas. Je descends une rue irréelle de la Ville Basse, et la réalité des vies qui n’existent pas m’enveloppe tendrement le front d’un chiffon blanc de fausses réminiscences. Je suis navigateur, sur une mer ignorée de moi-même. J’ai triomphé de tout, là où je ne suis jamais allé. Et c’est une brise nouvelle que cette somnolence dans laquelle je peux avancer, penché en avant pour cette marche sur l’impossible.

Chacun de nous a son propre alcool. Je trouve assez d’alcool dans le fait d’exister. Ivre de me sentir, j’erre et marche bien droit. Si c’est l’heure, je reviens à mon bureau, comme tout le monde. Si ce n’est pas l’heure encore, je vais jusqu’au fleuve pour regarder le fleuve, comme tout le monde. Je suis pareil. Et derrière tout cela, il y a mon ciel, où je me constelle en cachette et où je possède mon infini.

 

***

 

134

Je me cherche, sans me trouver. J’appartiens à des heures chrysanthèmes, aux lignes nettes dans l’étirement des vases. Dieu a fait de mon âme quelque chose de décoratif.

Je ne sais quels détails, par trop pompeux et trop recherchés, définissent ma tournure d’esprit. Mon goût pour l’ornemental vient sans nul doute, de ce que j’y sens quelque chose d’identique à la substance de mon être.

***

170

30 juin 1931

Depuis que les dernières pluies ont émigré vers le sud, et qu’il n’est resté que le vent qui les avait balayées, on a vu revenir sur les collines de la ville la gaieté d’un beau soleil, et surgir aux fenêtres des quantités de linge blanc qui dansait, suspendu à des cordes soutenues par des bâtons posés perpendiculairement, tout en faut des façades de toutes les couleurs.

Moi aussi, j’étais content, parce que j’existe. Je suis sorti de chez moi mû par un grand dessein – celui, en fait, d’arriver à l’heure à mon bureau. Mais, ce jour-là, la pulsion même de la vie participe de cette autre pulsion heureuse qui fait que le soleil se lève à l’heure prévue par l’almanach, selon la latitude et la longitude des divers lieux de la terre. Je me suis senti heureux, simplement parce qu’il était impossible de me sentir malheureux. J’ai descendu la rue tout tranquillement, empli de certitudes car, enfin, le bureau bien connu, les gens connus que j’allais y rencontrer, étaient autant de certitudes. Rien d’étonnant à ce que je me sente libre, sans savoir de quoi. Dans les corbeilles posées au bord des trottoirs, rue da Prata, les bananes à vendre, sous le soleil, étaient d’un jaune éclatant.

Je me contente, finalement, de bien peu de chose : voir cesser la pluie et briller le bon soleil de notre Sud béni, voir des bananes d’un jaune vif, contrastant avec leurs taches brunes, et les gens qui les vendent grâce à leur verbiage – les trottoirs de la rue da Prata, le Tage, tout au bout, d’une bleu verdi d’or, tout ce petit coin familier du système de l’Univers.

Le jour viendra où je ne verrai plus rien de tout cela, où me survivront les bananes au bord des trottoirs, la voix des marchandes finaudes, et les journaux du jour que le petit vendeur a étendus, côte à côte, sur le trottoir d’en face, au coin de la rue. Je sais bien que ce seront d’autres bananes, d’autres marchandes, et que les journaux, quand on se penchera pour les regarder, porteront une autre date que celle d’aujourd’hui. Mais eux, qui ne vivent pas, peuvent durer, même s’ils changent ; moi qui vis, je passe, même si je reste le même.

Je pourrais consacrer solennellement cette heure en achetant des bananes, car on dirait qu’en elles s’est projeté le soleil tout entier, comme un photophore sans appareil. Mais j’ai honte des rituels, des symboles, honte aussi d’acheter quelque chose dans la rue. On pourrait ne pas bien empaqueter mes bananes, ne pas me les vendre comme on doit les vendre, parce que je ne saurais pas les acheter comme on doit les acheter. On pourrait trouver ma voix bizarre, quand je demanderais le prix. Mieux vaut écrire que risquer de vivre, même si vivre se réduit à acheter des bananes au soleil, aussi longtemps que dure le soleil et qu’il y a des bananes à vendre.

Plus tard, peut-être… Oui, plus tard… Un autre, peut-être… Je ne sais…

***

 

352

31 mai 1932

Ce n’est pas en contemplant de grands parcs ni de vastes prairies que je vois arriver le printemps. Je le vois dans quelques arbres rabougris d’une petite place citadine. Là, on voit la verdure surgir comme un cadeau, joyeuse comme une bonne tristesse.

J’aime ces places solitaires, ponctuant de petites rues où la circulation est rare, et tout aussi peu animées elles-mêmes. Ce sont des clairières inutiles, des choses qui attendent, perdues parmi des tumultes lointains. Des coins de village en pleine ville. Je traverse une de ces places, remonte au hasard l’une des rues qui y mènent, puis la redescends pour me retrouver à mon point de départ. Vue du côté opposé, la petite place me semble différente, mais la même paix vient dorer d’une nostalgie soudaine, au soleil couchant, le côté que j’avais pu voir tout d’abord.

Tout est inutile, et me frappe de son inutilité. Ce que j’ai vécu, je l’ai oubli, comme si je l’avais écouté distraitement. Ce que je serai  n’évoque rien pour moi, comme si je l’avais déjà vécu et oublié.

Un couchant d’une vague tristesse plane autour de moi. Tout refroidit, non que l’air ait été refroidi, mais parce que j’ai pénétré dans une rue plus étroite, et que la petite place a cessé d’être.

***

 

441

8 septembre 1933

Je vois fleurir bien haut, dans la solitude nocturne, une lampe inconnue derrière une fenêtre. Tout le reste de la ville est obscur, sauf aux endroits où de vagues reflets de la clarté des rues montent faiblement et posent ici et là, très pâle, un clair de lune inversé. Dans le noir de la nuit, les maisons elles-mêmes font peu ressortir leurs couleurs diverses, leurs nuances : seules de vagues différences, comme abstraites, irrégularisent cet amoncellement de toits.

Un fil invisible me relie au propriétaire anonyme de cette lampe. Ce n’est pas la circonstance commune de nous retrouver tous deux éveillés : il n’y a pas là de réciprocité possible car, me tenant moi-même à la fenêtre dans le noir, il ne pourrait en aucun cas m’apercevoir. C’est quelque chose d’autre et qui n’appartient qu’à moi, qui a quelque lien avec ma sensation d’isolement, qui participe de la nuit et du silence, qui choisit cette lampe comme point d’appui, parce que c’est le seuil qui existe. Il semble que ce soit cette lampe qui rende la nuit sombre. Il semble que ce soit parce que je suis là, éveillé et rêvant dans les ténèbres, que cette lampe éclaire.

Peut-être que tout ce qui existe n’existe que si autre chose existe. Rien n’est par soi-même, tout coexiste : peut-être est-ce bien ainsi. Je sais que je n’existerais pas, en cette heure – ou du moins que je n’existerais pas de cette façon, avec cette conscience immédiate de moi-même qui, étant conscience, et immédiate, est en ce moment moi tout entier –, si cette lampe n’était pas allumée là-bas, quelque part, phare qui ne signale rien dans son privilège fictif d’altitude. C’est ce que je ressens parce que je ne ressens rien. Je pense tout cela parce que tout cela n’est rien. Rien, rien, une partie de la nuit, du silence et de ce qu’avec eux je suis de nul, de négatif, d’intercalaire, espace entre moi et moi-même, chose-oubli de quelque dieu…

Carlos Botelho (19)

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