« Les Démons » de Fiodor Dostoïevski

Quand le lecteur referme le troisième tome des Démons de Dostoïevski, il se sent essoufflé, comme vidé, mais également ébloui par l’épopée qu’il vient de traverser. Encore sous le choc, il lui faut revenir au point de départ de l’œuvre, à ses premières pages, qui semblent déjà un lointain souvenir, pour se ressaisir de sa lecture, reconsidérer le parcours effectué. C’est seulement de cette façon qu’il peut véritablement mesurer la violence du tourbillon dans lequel Dostoïevski l’a entraîné ainsi que l’immensité du talent de l’auteur.

Les Démons - folioDans ce roman publié en feuilleton dans la revue Le Courrier russe, Dostoïevski met en scène un groupe de jeunes révolutionnaires souhaitant renverser l’ordre établi dans une petite ville de la province de Saint-Pétersbourg. A travers la figure de Piotr Stépanovitch en particulier, socialiste et nihiliste inconséquent, l’écrivain fait part de ses craintes à l’égard des agitations contemporaines à son écriture qui menacent de détruire les valeurs de sa grande Russie.

Le point de départ de cette chronique, comme la caractérise son narrateur, est le père du chef de cette société secrète, le fameux Stépane Trofimovitch. Ce précepteur à la relation ambiguë avec sa protectrice, la grande Varvara Pétrovna, est dépeint comme un être indécis et torturé, inévitablement centré sur son moi et incapable de prendre la mesure des événements qui l’entoure et qu’il a provoqués malgré lui, par les idées révolutionnaires de sa jeunesse. A l’issue du récit, c’est encore sur lui que le narrateur se focalise, donnant le fin mot de son histoire individuelle.

La proportion importante des chapitres qui sont consacrés à ce personnage secondaire de l’intrigue principale indique d’emblée la subjectivité du point de vue qui nous rapporte ce récit : le narrateur, loin d’être discret et efficace dans le rapport des événements qui ont bouleversé les habitants de cette province, est largement enclin aux digressions et aux commentaires anecdotiques.

Anticipant peu sur le dénouement des intrigues, il retrace pas à pas chacune des étapes de ce drame. Ce faisant, plutôt que d’apporter un recul critique qui illuminerait les faits et les analyserait, il les obscurcit davantage et entretient le mystère. Il arrive ainsi que la portée de certains gestes ou l’ampleur de certains sous-entendus n’apparaissent que des dizaines, voire de centaines de pages plus loin.

Les Démons tome 1En mesure de rapporter des dialogues et des actions dans leurs moindres détails, prétendument grâce aux paroles rapportées de nombreux personnages, ce narrateur qui se refuse à l’omniscience fournit sans les ordonner tous les éléments nécessaires à la compréhension du lecteur. C’est alors à lui que revient la tâche de leur donner du sens, de les reconstruire les uns par rapport aux autres. Ainsi placé en posture de détective, il enquête avec aussi peu de visibilité que les personnages eux-mêmes.

Immergé dans ce village, le lecteur découvre dans un premier temps des caractères agités par de médiocres passions et de petites intrigues ordinaires, qui ont pour qualité de nourrir de potins les discussions. Le premier passage de Nikolaï Vsévolodovitch Stavroguine dans la ville donne une autre ampleur à ces ragots. Fils de Varvara Pétrovna, il surprend à plusieurs reprises par des attitudes incohérentes et insolentes en société, qui ne trouvent leur explication que dans la folie.

Quand il revient quelques années plus tard, précisément le jour où sa mère rencontre à la sortie de la messe « la clopinante », la boiteuse Maria Timoféïevna qui suscite la curiosité de plus d’un habitant, son retour est vécu comme un nouveau choc. Dès lors, s’ensuit une série de rumeurs et d’incidents plus ou moins graves, pris dans un engrenage complexe.

Ce personnage, placé au centre de l’œuvre quoique souvent absent, plus parlé que parlant, réunit les deux pôles de l’intrigue du roman. Il est au cœur des histoires amoureuses qui paralysent la belle Liza, son prétendant Mavriki et la folle Maria Timoféïevna, et également au cœur des machinations politiques du secret « groupe des cinq » – là est du moins le souhait de Piotr Stépanovitch. Comme le roman, toute la ville gravite autour cet être insaisissable, en qui tout semble pouvoir se résoudre.

Les Démons tome 2Une constellation de personnages l’entoure, en relation avec lui par le sang ou par des épisodes antérieurs à ceux qui nous sont rapportés. Son séjour aux Etats-Unis, point de départ de l’action politique qui se trame, est à plusieurs reprises évoqué. C’est en effet là qu’il a rencontré le malheureux et silencieux Chatov, ainsi que le suicidaire mystique Kirillov.

Ces deux personnages sont particulièrement émouvants. Saisis au cours de chapitres mémorables, d’une densité exceptionnelle, ils se distinguent des autres par la force des idées qui les animent. Dostoïevski leur a attribué, à eux en particulier, certaines de ses convictions ou de ses réflexions sur la religion et l’engagement politique, dont la force d’expression est contrebalancée par leurs natures profondément humaines et faillibles.

Ces caractères, comme ceux de Maria Timoféïevna, du capitaine Lébiadkine ou de Stavroguine, dans sa poignante confession, se manifestent dans toute leur puissance au cours de dialogues. Le narrateur se met alors en retrait et laisse place au discours direct. Il apparaît ainsi que ces quatre-là ne s’expriment pas selon les règles de l’art, et les béances mêmes de leurs discours, les ruptures syntaxiques qu’ils opèrent bien malgré eux leur donnent tout leur relief.

Pour eux, il ne s’agit plus de faire de belles phrases comme le pauvre écrivain Karmazinov, ou d’agrémenter son propos de multiples expressions françaises comme le pédant Stépane Trofimovitch. Ceux-là se battent avec le langage pour formuler leurs idées, leurs rêves ou ce qui les torture et les ronge. Si elle n’est pas cathartique, leur langue n’échoue pas systématiquement à atteindre l’autre, et ils parviennent la plupart du temps à se comprendre malgré les ellipses, chargeant le lecteur de délier lui-même leurs propos.

Les Démons tome 3La lecture alterne donc entre les scènes rapportées par le narrateur et les dialogues qu’il restitue et dans lesquels il s’efface. Alors que les seconds constituent des pics, des instants d’illumination qui transcendent leur ancrage, les autres font progresser l’élucidation des nombreux mystères qui persistent. Ainsi, quand ces confrontations magistrales se font plus rares au service de la narration, que la part purement politique des manœuvres de Piotr Stépanovitch prend le dessus, notamment à la fin du deuxième livre, le lecteur est en manque.

Heureusement, dans le troisième et dernier livre, le maelström reprend, et avec plus de force encore, une force inimaginable. Là, les drames se démultiplient, comme si la seule issue possible de ces nœuds inextricables ne pouvait être que tragique. C’est alors une véritable hécatombe : la mort les frappe presque tous sans distinction, n’épargnant aucune des sphères mises en contact, de façon plus ou moins attendue et plus ou moins violente.

Une telle acmé, longuement préparée par tout ce qui précède, bouleverse par la familiarité que le lecteur a nouée avec les personnages. Sa compassion et son espoir inextinguible n’arrêtent en rien l’emballement de la machine, et il ne reste plus rien ni personne à sauver in fine. Seul avec le narrateur, incapable d’apporter un quelconque réconfort dans sa conclusion, il parcourt le champ de bataille en cherchant en vain à comprendre les raisons d’un tel massacre.

Suivant pas à pas ce narrateur anonyme, son unique recours dans cette tempête, le lecteur vit cette chronique d’un bout à l’autre. Entre les milliers de pages dont est constitué le roman, se trouvent déposées les multiples émotions que la lecture a fait naître, extrêmes, puissantes, intactes.

F.

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