« La Barque le soir » de Tarjei Vesaas [extrait]

3. Hiver printanier

L’air était plein de flocons de neige, mais cela ne faisait rien. C’était comme il fallait, c’était une belle soirée.

Il y avait un groupe de maisons, sans que l’on pût appeler cela une ville. Les maisons s’étaient installées peu à peu, sans plan d’ensemble, aussi y avait-il toutes sortes de recoins inattendus et de passages.

Une tempête de neige balayait tout cela. Dans les recoins étroits, les tas de neige douce rencontraient la forte lumière des réverbères. Cela faisait pour ainsi dire une blancheur plus blanche que le blanc.

De la sorte, la neige déferlait constamment dans les recoins. Il n’y avait pas une seule trace de pas sous cet éclairage. Les gens étaient chez eux.

Mais pas tous. C’était dehors qu’il y avait de la joie sur cette belle soirée. Il y avait une toute jeune fille près du mur dans l’ombre. Ou dans la pénombre, car le mélange de neige et de lumière était si fort que les ombres perdaient de leur force. Il devait y avoir un certain temps que la jeune fille était là, ses traces étaient effacées, on aurait dit qu’elle était tombée tout droit du ciel vespéral.

La jeune fille restait immobile. On aurait pu croire qu’elle était venue tout juste pour être ensevelie par la neige en ce lieu solitaire – mais c’était certainement pour de tout autres raisons qu’elle était venue là, toute radieuse.

Me laisser ensevelir par la neige, non, – je ne peux pas me laisser ensevelir par la neige, pensait-elle dans un frémissement de joie. L’homme sombre et dur, en fer, sur son socle là-bas, il peut se laisser ensevelir par la neige, ce doit être ce qu’il veut. Mais moi, je ne puis qu’avoir de plus en plus chaud.

La neige ne peut pas se poser sur moi, pensait-elle, et si elle le fait, tant mieux.

Pendant ce temps-là, les flocons mouillés se posaient, denses et lourds, sur ses épaules et sur sa casquette de garçon rejetée sur la nuque – ainsi que partout où il y avait une petite place pour s’accumuler. Elle était déjà couverte de petits tas çà et là.

Bien sûr, il y a de la neige qui se pose sur moi, pensa-t-elle quand elle s’en aperçut. Et pourquoi pas. Ne pas bouger, pensa-t-elle. C’est moi qui le veux. Non pas que la neige m’ensevelisse, mais que je devienne autrement, et c’est ça que je veux. Tout est autrement, ce soir.

Il va me voir ainsi, autrement, quand il viendra me trouver.

Elle restait aussi immobile que l’homme sombre de métal. Il était solitaire et abandonné ? Pour la jeune fille, elle frémissait de joie.

Je resterai ainsi jusqu’à ce qu’il vienne. Elle pensa : ce n’est pas un homme de métal, c’est un garçon bien vivant. C’est toi ? dirait-il, ou bien, est-ce que c’est seulement de la neige, tout cela, dira-t-il.

De plus en plus chaud.

Qu’est-ce que la neige, donc ?

C’était la première fois qu’ils devaient se rencontrer ainsi, comme ils en étaient convenus. Cela vous fait une impression grandiose. C’était plus grandiose que le soir et la neige.

Elle pensa :

Qu’est-ce qu’il va m’apprendre ?

Comment est-il ? Je ne sais presque rien de lui. Ne l’ai vu que deux ou trois fois.

Il se fit un tintement en elle, elle dit :

Mais je sais bien. En ai assez vu.

Elle laissait tomber la neige autant qu’on voudrait, elle pensait à ce rendez-vous à venir. Qu’est-ce qu’il va faire ?

En fait, elle ne pensait qu’à cela. Qu’est-ce qu’il va faire ?

Il va dire bonsoir et il me prendra la main.

Fort bien. Mais qu’est-ce qu’il va faire ?

Il y a tant de choses.

Peut-être qu’au bout de peu de temps, il posera la main sur moi. C’est ce qu’on fait, je le sais. Quelqu’un l’a déjà fait, mais je ne veux pas y penser parce que ce n’est pas comme ça que ç’aurait dû être.

Ce soir, ce sera comme il faut.

Dans quelle mesure ce sera comme il faut, ce soir ?

C’était s’engager dans une passe dangereuse pour elle. Elle oubliait son projet de voir la neige la parer et la transformer. D’un coup, ses pensées s’étaient faites sauvages comme la neige, pas moyen de les arrêter. Elle n’eut de cesse d’avoir estimé tout ce qu’elle pensait et il apparaissait que c’était plus que ce qu’elle avait cru.

Elle regarda autour de soi en pensant : une bonne chose que personne ne puisse voir du dehors ce qu’on pense.

Elle enferma tout ça.

Pendant ce temps, il neigeait, la neige faisait d’elle des tours et des flèches. Elle supportait bien cela. Elle était de taille courte et légère, dix-sept ans.

Il n’est pas plus vieux lui non plus, pensa-t-elle. Maintenant, il ne va pas falloir longtemps pour je sache, quoi que ce soit. Ça va bientôt être le moment. Je voulais être la première et pouvoir attendre longtemps.

[…]

L'Entrée de Giverny sous la neige - Monet

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