« La Résistible Ascension d’Arturo Ui » de Brecht au Théâtre de la Ville

Hier soir se jouait au Théâtre de la Ville la 388ème représentation de La Résistible Ascension d’Arturo Ui de Brecht par le Berliner Ensemble. Cette mise en scène mythique d’Heiner Müller est jouée sans relâche depuis 1995. Venu jusqu’à nous dans le cadre du Festival d’Automne, ce spectacle transcende sa dimension éphémère et se fait le témoin du rayonnement du théâtre allemand depuis la deuxième moitié du XXe siècle. Un spectacle historique porté par un comédien irradiant.

Jamais jouée de son vivant, la pièce de Bertolt Brecht présente sous forme de parabole l’ascension qu’il qualifie de résistible d’Adolf Hitler. Transposée dans les quartiers sombres de Chicago, elle oppose des marchands de choux-fleurs à des gangsters sanguinaires et avides de pouvoir. Parmi eux se trouve Arturo Ui, dont la réputation s’essouffle par manque de méfaits. En plusieurs tableaux disparates, est donc retracée sa main mise progressive sur la ville de Chicago.

Heiner Müller élague d’emblée le texte Brecht, mettant de côté les enjeux économiques et commerciaux de l’intrigue pour se concentrer sur la métamorphose du personnage principal et la séduction croissante qu’il exerce. C’est donc sur Martin Wuttke que le spectacle tout entier repose, bien qu’il soit entouré d’une vingtaine de comédiens.

Dès le début de la soirée, ce rapport de force se fait sentir. Au centre du plateau, le voici à quatre pattes, reniflant et pissant comme un chien énervé, aboyant ou rongeant son texte comme un os, observé par les autres, en retrait sur les côtés de la scène, tandis que retentit un lied de Schubert suivi du morceau des Paper Lace, The Night Chicago Died. Le ton et les proportions sont donnés pour le reste du spectacle.

Les scènes de groupe, difficiles à suivre pour les non-germanophones malgré les surtitres (ou peut-être à cause d’eux), sont rapidement balayées au profit de celles où la personnalité névrosée d’Arturo est le mieux illustrée. De son complexe d’infériorité infantile à sa prise de pouvoir démentielle, le tournant se fait autour d’une scène inoubliable : le cours de maintien et d’éloquence que prend Arturo auprès d’un vieil acteur shakespearien.

Là, Martin Wuttke, accompagné de Jürgen Holtz, atteint un sommet. Profondément corporel et incarné, au sens propre, il se livre sans réserve aux excès de son personnage. Optant pour un jeu proche de la caricature, à la Charlie Chaplin, il suscite le rire et entre ainsi en interaction avec le public. Alors que son attitude animale provoquait au début du spectacle un certain malaise, il réussit, sans en avoir l’air, à envoûter la salle et à faire naître l’adhésion. Le spectateur se trouve ainsi prisonnier de sa fascination, et l’Histoire se répète au théâtre.

Müller substitue aux écriteaux placés par Brecht en fin de scène pour souligner le parallèle avec Hitler et ses relations proches, des références évidentes. Outre la ressemblance physique troublante du comédien avec Hitler, le spectacle se nourrit des symboles forts du nazisme (le salut et la croix gammée) et d’un extrait sonore du procès de l’incendie du Reichstag. Ces éléments contribuent eux aussi à atténuer l’intrigue-prétexte du trust des choux-fleurs au profit d’une mise en valeur de la figure dominante.

Face à cet acteur monstrueux, les autres comédiens en sont donc réduits, comme dans la fiction, à des gardes du corps, des exécutants, des éléments de décor presque. Que ce soit dans le registre comique ou le registre tragique, ils peinent à tenir tête au petit caporal, au service duquel tout est mis en œuvre.

Leurs costumes et leurs chapeaux soulagent la scénographie de toute forme de réalisme dramatique, et lui permettent de se métamorphoser au rythme des changements de scène, grâce à une variété de rideaux et de fonds descendus des cintres. Outre les hauts praticables qui encadrent le plateau, la constance de cette mise en scène en noir, blanc et rouge se trouve dans le passage régulier d’un train souterrain – prémonitoire –, dont le bruit et la lumière venus des dessous de la scène interrompent et rythment les discours des uns et des autres, comme les coups d’une horloge à chaque heure.

Cette débauche de moyens, parfois démodés – telle la scène de la réapparition spectrale d’Ernesto Roma dans les cauchemars d’Arturo –, trouve un point d’orgue dans l’épilogue. Müller déplace en effet le prologue de Brecht en fin de spectacle, comme un dernier coup de force avant le tombé du rideau. Le bonimenteur prend place et présente un à un les personnages du drame qui s’est joué, occasionnant des résurgences de gestes et de paroles chez certains personnages. Un petit condensé de tout ce qui précède pour fixer le souvenir et faire durer le plaisir.

Le spectateur ne peut que s’étonner de voir les comédiens si nombreux dans ce tableau final, tous éclipsés et relégués au second plan, tant par le personnage que par l’acteur Martin Wuttke, et tant par le texte que par la mise en scène de Müller. La jouissance d’avoir vu à l’œuvre une telle pointure tend à dissiper le regret de n’avoir pas assisté à un véritable travail de troupe, d’Ensemble.

F. pour Inferno

Pour en savoir plus sur « La Résistible Ascension d’Arturo Ui », rendez-vous sur le site du Théâtre de la Ville.

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