« L’Invention de la solitude » de Paul Auster

L’Américain Paul Auster en passe par l’écriture pour faire le deuil de son père. Loin d’avoir vidé son encre du premier coup, l’écrivain et fils s’y prend à deux fois, à un an d’intervalle. Du « Portrait d’un homme invisible » au « Livre de la mémoire », les deux parties de cette étrange épitaphe intitulée L’Invention de la solitude, deux formes d’écriture de la mémoire sont confrontées.

Trois semaines après la mort de son père, Paul Auster prend la plume en son nom propre et s’attache à dresser le portrait de cet « homme invisible », aux mille contrastes et mystères. C’est ici l’enfant qui s’exprime, qui cherche à fixer le passé en accumulant des souvenirs épars : son histoire familiale suit la liste des gestes qui le caractérisent.

Dans ce portrait, peu d’ordre ni logique, mais le mouvement d’une écriture qui se bat contre la mort, contre l’oubli. A de nombreuses reprises l’auteur fait part de l’afflux inénarrable de perceptions qui l’envahissent, qui se pressent en son esprit et se perdent le temps d’être couchées sur le papier.

Ce discours d’un fils sur son père, absent, froid et distant, malgré la précision des souvenirs qu’il rapporte, atteint un degré universel par le témoignage du manque. La langue est claire, limpide ; il s’agit encore de raconter. De 1979 à 1980-1981, c’est cette langue même qui est bouleversée, qui se métamorphose pour se rapprocher au mieux du sentiment de solitude né de cette perte – sentiment nécessaire à l’acte de création.

Dans le « Livre de la mémoire », le point de vue est distancié. C’est autour d’un « il » que l’écriture gravite. Il s’agit du même fils que dans la première partie, mais il est cette fois davantage père. Il se prend lui-même comme objet, s’extrait de son présent pour réunir les temps et renoncer à trouver des correspondances, contre sa recherche instinctive de sens.

La figure tutélaire du père, terrifiante et fascinante, s’efface pour laisser place à celle d’Auster, en filigrane, surgie au cours de commentaires critiques. Dans cette seconde partie, l’auteur assume le désordre de sa pensée, l’expose en titrant et sous-titrant ses paragraphes, dévoilant la mécanique de son geste.

Au-delà des différentes séquences distinguées, des récurrences telles que le motif de la chambre, des commentaires sur le hasard, ou l’histoire fondatrice pour l’auteur et son fil de Jonas dans le ventre de la baleine, laissent deviner une construction. Par petites touches, par à-coups, l’écrivain se détache de son moi, quitte sa posture d’enfant orphelin pour se sentir devenir père et porte-parole.

Ce « il », comme ceux qu’il croise, sont réduits à des initiales, A., S., ou D. Le regard bute presque à chaque fois sur ce point qui commence la phrase plutôt que de la finir. Le texte est ainsi obscurci, et l’auteur s’apparente progressivement au poète qui domine le monde depuis son promontoire, et orchestre les vents.

Le lecteur qui assiste à l’évolution de ces deux écritures dépasse lui aussi le simple stade de l’identification et de l’empathie. Assister à l’échafaudage de cette pensée, nourrie par de nombreuses citations d’autres auteurs, illumine. La noirceur fait place à l’espoir, aussi infime soit-il, incarné par l’enfant et la littérature. Comme l’auteur, le lecteur ressort grandi de cette œuvre.

F.

 

Un jour il y a la vie. Voici un homme en parfaite santé, pas vieux, jamais malade. Tout va pour lui comme il en fut toujours, comme il en ira toujours. Il vit au quotidien, s’occupe de ses affaires et ne rêve qu’aux réalités qui se présentent à lui. Et puis, d’un seul coup, la mort. Notre homme laisse échapper un petit soupir, s’affaisse dans son fauteuil, et c’est la mort. Si soudaine qu’il n’y a pas de place pour la réflexion, aucune possibilité pour l’intelligence de se trouver un mot de consolation. Il ne nous reste que la mort, l’irréductible évidence que nous sommes mortels. On peut l’accepter avec résignation au terme d’une longue maladie. On peut même attribuer au destin un décès accidentel. Mais qu’un homme meure sans cause apparente, qu’un homme meure simplement parce qu’il est un homme, nous voilà si près de l’invisible frontière entre la vie et la mort que nous ne savons plus de quel côté nous nous trouvons. La vie devient la mort, et semble en avoir fait partie depuis le début. La mort sans préavis. Autant dire : la vie s’arrête. Et cela peut arriver n’importe quand.

On a parfois l’impression d’être en train de déambuler sans but dans une ville. On se promène dans une rue, on tourne au hasard dans une autre, on s’arrête pour admirer la corniche d’un immeuble, on se penche pour inspecter sur le trottoir un tache de goudron qui fait penser à certains tableaux que l’on a admirés, on regarde les visages des gens que l’on croise en essayant d’imaginer les vies qu’ils trimbalent en eux, on va déjeunez dans un petit restaurant pas cher, on ressort, on continue vers le fleuve (si cette ville possède un fleuve) pour regarder passer les grands bateaux, ou les navires à quai dans le port, on chantonne peut-être en marchant, ou on sifflote, ou on cherche à se souvenir d’une chose oubliée. On a parfois l’impression, à se balader ainsi dans la ville, de n’aller nulle part, de ne chercher qu’à passer le temps, et que seule la fatigue nous dira où et quand nous arrêter. Mais de même qu’un pas entraîne immanquablement le pas suivant, une pensée est la conséquence inévitable de la précédente et dans le cas où une pensée en engendrerait plus d’une autre (disons deux ou trois, équivalentes quant à toutes leurs implications), il sera non seulement nécessaire de suivre la première jusqu’à sa conclusion mais aussi de revenir sur ses pas jusqu’à son point d’origine, de manière à reprendre la deuxième de bout en bout, puis la troisième, et ainsi de suite, et si on devait essayer de se figurer mentalement l’image de ce processus on verrait apparaître un réseau de sentiers, telle la représentation de l’appareil circulatoire humain (cœur, artères, veines, capillaires), ou telle une carte (le plan des rues d’une ville, une grande ville de préférence, ou même une carte routière, comme celles des stations-services, où les routes s’allongent, se croisent et tracent des méandres à travers un continent entier), de sorte qu’en réalité, ce qu’on fait quand on marche dans une ville, c’est penser, et on pense de telle façon que nos réflexions composent un parcours, parcours qui n’est ni plus ni moins que les pas accomplis, si bien qu’à la fin on pourrait sans risque affirmer avoir voyagé et, même si l’on ne quitte pas sa chambre, il s’agit bien d’un voyage, on pourrait sans risque affirmer avoir été quelque part, même si on ne sait pas où.

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