Marlow et Kurtz, de Conrad à Coppola

Au Cœur des ténèbres est l’un des récits les plus connus de Joseph Conrad. Longue nouvelle ou court roman, ce texte extrêmement dense élève l’histoire coloniale à un rang mythique. C’est cette dimension transcendante du récit du marin Marlow qui permet à Francis Coppola d’en transposer les éléments dans le cadre de la guerre du Vietnam dans Apocalypse Now.

L’histoire de Marlow s’inscrit dans le genre traditionnel des « histoires de mer ». Sur le pont de la Nellie, cinq hommes attendent la fin de la marée montante sur la Tamise, au crépuscule. Pour faire passer le temps, l’un d’entre eux, Marlow, entreprend de raconter un épisode de sa vie passée. Il retrace ainsi sa remontée du fleuve Congo, colonisé par les Belges. Commandant d’un vapeur en piteux état, il a pour mission de ramener sur la côte le colonel Kurtz, directeur du Poste de l’Intérieur. Cette figure obsédante l’attire au cœur de la brousse la plus sombre et la plus mystérieuse qui soit.

En réalité, ni les épisodes qui amènent Marlow jusque là, ni sa rencontre avec Kurtz ne constituent la matière première du récit. Ce qui préoccupe Marlow, a posteriori, c’est la difficulté de rendre compte de ses sentiments, de son intériorité, de la prise de conscience qu’il a eue là-bas. Ce qu’il y a vu et compris relève de l’indicible. Le seul moyen qu’il trouve pour en témoigner est de dresser une analogie entre cette remontée du fleuve et une remontée dans le temps, vers une époque lointaine et primitive.

Marlow est pris entre deux mondes : celui haï et sans cesse remis en cause des Blancs, qui se servent de l’idéologie coloniale pour masquer leurs intérêts commerciaux, et celui fascinant et impénétrable de la brousse, habitée par les sauvages qu’elle laisse simplement deviner. A mesure qu’il progresse vers Kurtz, Marlow en apprend chaque fois plus sur lui, mais au moment où il pourrait découvrir toute la vérité à son sujet, il interrompt le Russe qui a vécu aux côtés de l’homme et se confine dans son ignorance rassurante.

Marlow craint que la description en détails des mœurs indicibles auxquels Kurtz a soumis les sauvages, s’érigeant en divinité, soit trop insupportable – plus encore que la vue des têtes plantées sur des pieux qu’il aperçoit autour du Poste de l’idole. Il entretient donc une fascination aveugle pour Kurtz, ce qui l’empêche de porter un jugement moral sur lui. Il se fait même le garant de la mémoire de cet « homme remarquable », prêt à contredire sa propre nature pour ne pas entacher son image à lui.

Tout en suggestions, en allusions et en non-dits, ce texte ne fait qu’effleurer ce qu’il raconte. Le lecteur se trouve être le seul maître de son imagination et de ses fantasmes pour donner une précision plus grande aux visions qui sont esquissées par Marlow. L’effet produit par ces indices de sens en creux et ces images puissantes quoiqu’esquissées est un envoûtement, une immersion totale.

C’est donc sans surprise que l’on trouve une adaptation de ce texte au cinéma. Dans Apocalypse now, Francis Coppola s’inspire de son imaginaire personnel et le transcrit sur un écran accessible à tous. Avec Martin Sheen dans le rôle de Willard/Marlow, et Marlon Brando dans celui de Kurtz, il choisit la guerre du Vietnam comme cadre spatiotemporel et idéologique.

Les images, mais aussi la structure du film, donnent un accès plus direct avec la réalité de Kurtz. Après un magnifique prologue, il est présenté comme un colonel aux méthodes abusives qu’il faut que Willard extermine, secrètement missionné par l’Etat-major américain. La remontée du fleuve, comme dans le texte de Conrad, est ponctuée d’attaques et de péripéties, qui sont l’occasion de montrer les excès de la guerre.

Pendant ce parcours qui le conduit jusqu’à Kurtz, Willard parcourt le dossier du brillant colonel et peine à croire qu’il doive être tué, malgré les différentes formes de folie mineure qui l’entourent alors. Quand enfin il a passé la frontière entre le Vietnam et le Cambodge, il découvre le lieu où se trouve Kurtz.

L’horreur est amplifiée à l’image. Il ne s’agit plus de suggérer ou de laisser deviner mais bien de montrer. Le lecteur qui était en proie aux excès de son imagination se trouve, en tant que spectateur, confronté à une violence inouïe, et surtout, banalisée. L’objectif est de produire malaise de même envergure, mais avec d’autres moyens. Coppola y arrive sans peine, sans pour autant se complaire dans la représentation de l’abomination.

Kurtz, dont la rencontre a été attendue et fantasmée, se révèle dans sa folie et dans son humanité. Ses longues discussions avec Willard, à la fois prisonnier et invité, reproduites à travers des gros plans sur leurs visages sur fond noir, viennent justifier ce qu’il a fait. Lors de ces longues séquences, la source littéraire du film prend le pas sur le support cinématographique.

Si elle est d’un autre ordre, on peut également parler d’immersion dans le film de Coppola. L’extraordinaire obsession que suscite Kurtz chez Willard est communicative et l’on tend vers cette figure malgré les obstacles qui la tiennent à distance. Les images du film viennent se superposer aux phrases du livre et complètent l’imaginaire du lecteur sans s’y substituer.

F.

Apocalypse Now, Introduction

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