« Les Vagues » de Virginia Woolf

Virginia Woolf disait des Vagues qu’il était « le plus difficile et le plus complexe de tous [ses] livres ». Elle y met en application ses théories sur le roman, basées sur la remise en cause des principes traditionnels de narration. On n’y trouve donc ni narrateur ni intrigue, mais plutôt le côtoiement de six consciences de l’enfance à l’âge adulte. Le statut indécidable des monologues qui le composent divise la critique, mais la lecture est transcendée par la dimension poétique de l’œuvre.

Celle-ci s’organise en neuf séquences, rythmées par des interludes lyriques qui dépeignent un paysage de l’aube au crépuscule. Ces tableaux associent dans le mouvement de la lumière la nature et ses oiseaux, une maison habitée mais vide de toute présence humaine, et la mer au mouvement incessant. A chacun d’entre eux correspond un âge de la vie, par analogie.

La vie des six personnages que l’on découvre dans ce parcours n’est pas exposée de façon conventionnelle. Ils sont l’un après l’autre explorés de l’intérieur de leur conscience, par la technique du monologue intérieur. Il ne s’agit pas de reproduire le flux de la conscience, de reproduire ses moindres détours, mais plutôt de montrer comment un personnage construit son être par le discours qu’il tient sur lui et par son interprétation personnelle de ce qui se passe dans la vie réelle.

Les rares événements ne sont donc perçus que par l’impact qu’ils ont sur ces individus en formation. Ainsi, dans la première partie, le baiser que donne Jinny à Louis, contre son gré, est rapporté de plusieurs façons en fonction des différentes perspectives. Louis souffre de cette intrusion dans son monde, Jinny se réjouit d’avoir découvert « ce qui met en mouvement les feuilles », et Suzanne se désole d’avoir assisté à la scène, meurtrie de jalousie. Ces croisements permettent au lecteur d’assembler les différents éléments de l’épisode, et d’atteindre une forme d’objectivité à partir de l’expression de ces subjectivités.

D’infimes perceptions en infimes perceptions, les personnalités prennent progressivement forme. Là encore, elles sont moins manifestées par des attitudes et des événements que part des formulations de la pensée. Des images récurrentes témoignent d’un désir de structurer leur intériorité, de définir leur soi par rapport aux autres. Peu à peu, elles leurs deviennent indissociables et posent les germes de leurs destins individuels.

Bernard, le romancier en devenir, fait de tout ce qu’il perçoit une anecdote dans une histoire éternellement inachevée. Suzanne, la jeune Déméter, recherche la fusion totale avec la nature et trouve son épanouissement dans les tâches maternelles. Neville est l’amant insatisfait, dont l’élan poétique retombe sans cesse au contact de la réalité. Jinny se pense à travers son corps et par la séduction qu’elle exerce sur les hommes. Louis s’inscrit dans une histoire qui remonte aux origines du monde, et superpose à la réalité l’Egypte antique, en arrière-plan. Enfin, Rhoda, la plus mystérieuse, est associée à la lune et à l’élément aquatique, qu’elle manipule sans fin en faisant naviguer des pétales de rose blancs dans un bol.

Pour donner une commune mesure à leurs individualités, se trouve au cœur de leurs pensées un septième personnage, Perceval. L’occasion ne lui est jamais donnée de se faire entendre autrement qu’à travers la parole des six autres. Il est un être solaire, qui éblouit par sa grandeur et sa beauté. Chacun voit en lui un individu vers lequel tendre. Sa mort précipitée lors d’un voyage aux Indes suscite chez les personnages une égale souffrance. Ce qui varie, ce sont leurs réactions face à cette perte. Là encore, les manifestations de leur deuil s’avèrent révélatrices de leur rapport individuel au monde.

les vagues woolfCes distinctions sont en réalité fluctuantes. Une impression de flux continuel est produite par les effets de croisements des monologues. On pourrait parfois croire à des dialogues entre les personnages, alors qu’il ne s’agit que d’une communication de conscience à conscience, d’une intériorité à une autre, qui va au-delà des mots.

Chacun des personnages pourrait ainsi être la facette d’un individu unique, comme c’était d’abord le projet de Virginia Woolf. Ils incarnent des contradictions insolubles de la vie de l’autrice anglaise, du point de vue artistique autant que du point de vue de l’identité.

Cette observation au microscope des faits intérieurs prend la forme d’un message d’espoir face à l’éphémère de la vie. Le mouvement incessant des vagues, dont le rythme est audible tout au long de l’œuvre, est contré par la multiplicité de ces instants de vie et de conscience, collectés comme des biens précieux. Riche d’eux, Bernard peut ainsi affronter la Mort sans crainte et s’élancer vers elle avec détermination.

Outre sa technique proprement révolutionnaire, ce roman est un sommet poétique. Les vies particulièrement banales de ses personnages sont élevées à un rang largement supérieur par cette perspective inhabituelle et ces motifs qui leur sont constitutifs. L’œuvre conjugue ainsi simplicité et densité, et donne au lecteur le sentiment fascinant d’avoir en effet habité l’intériorité d’entités humaines, du début à la fin de leur vie.

F.

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