« Salle d’attente » de Krystian Lupa à la Colline

Etrange sentiment que suscite Lupa avec Salle d’attente. Comment une bande constituée de drogués, de SDF, de sidaïques, de prostituées et de schizophrènes peut-elle nous donner envie de retourner dans la salle après l’entracte ? avec même une pointe d’enthousiasme ? Sans doute grâce à la poésie et à la tendresse qui émanent de leur détresse, grâce au jeu irréprochable des comédiens et grâce au talent du metteur en scène polonais.

Pour ce spectacle, Lupa s’inspire du texte de Lars Norén, Catégorie 3.1. Dans cette pièce, le suédois met en scène les marginaux de la ville de Stockholm, désignés sous le nom « Personkrets 3.1 ». Il donne la parole à ceux qui n’entrent pas dans les cases, font tache dans le décor social. Tous les types s’y retrouvent, pour discuter, partager une clope ou vérifier que le corps qui gît là vit encore.

Leur lieu de vie est un espace que l’on connaît tous mais dans lequel on ne s’attarde pas. Près d’une gare routière peut-être, c’est le genre d’endroit délaissé par la société en marche, abandonné à ceux qui en sont rejetés. Les tags qui le décorent et les ombres qui l’habitent en font une scène, sur laquelle on s’exprime. Ici, les lois sont différentes, elles sont au service de la liberté. Une liberté qui n’est pas physique, mais une liberté de pensée et d’expression.

C’est probablement ce que recherche la petite bourgeoise schizophrène qui s’y rend régulièrement. Contrairement aux autres, elle a un endroit où habiter, une famille qui cherche à la réinsérer dans le système, mais ce qu’elle a ici trouve davantage de valeurs à ses yeux : des personnes qui l’écoutent, ou du moins font semblant, qui la laissent parler et délirer sans la menacer d’internement.

On vient et on repart librement de cet endroit, à la condition de ne pas juger et de ne pas chercher d’embrouilles. Cet espace vide et froid devient un lieu d’accueil, de réconfort, un point d’attache et de stabilité où l’on se connaît et où l’on se soutient dans la mesure du possible. Les figures de cette microsociété s’y croisent, se violentent mais se disent « je t’aime » et « that’s amore ». Ils n’ont pas d’avenir mais ils entretiennent de l’espoir, et leur tendresse et leur humanité en résultent d’autant plus grande.

Leur difficulté à dialoguer trahit la solitude de chacun d’entre eux, mais plusieurs solitudes ensemble, mises en contact, réussissent à créer quelque chose, qui va au-delà de leur réalité crue. Dans leurs discours décousus et alcoolisés, dont on perçoit à chaque seconde qu’ils sont mâchés et répétés à l’intérieur toute la journée, émanent parfois des pépites. Des phrases emplies de sagesse et de philosophie, d’autres cyniques, qui font rire, et d’autres encore, pleines de poésies que l’on voudrait saisir au vol dans cet enchevêtrement. Dostoïevski et Kafka aident à penser, à réfléchir à l’espoir et à la culpabilité, parce que même dans le dénuement le plus total, les penseurs trouvent leur place, peut-être même mieux qu’ailleurs.

Ces phrases, qui leur permettent de se ressaisir, de se redonner une identité, racontent leur histoire, à la fois toutes différentes et toutes semblables. Ils se les répètent pour être prêts une fois devant la caméra. Filmés seuls, en gros plans, ils livrent leur message, au monde entier ou au fils qui fêtera en 2026 ses vingt ans. Leurs visages projetés au-dessus de la scène se superposent à ce qui s’y passe, ou servent de transition d’un tableau à un autre. Lupa emploie également la vidéo en direct, comme caméra de surveillance dans des toilettes délabrées où deux jeunes se piquent, ou dans le cadre d’un projet de film porno.

Il n’y a pas vraiment de logique entre ces tableaux qui s’enchaînent, mais un rythme qui sert de garde-fou, qui donne la durée nécessaire à un échange houleux et qui met un terme juste quand il le faut à une séquence difficile. Les quatre scènes entre drogués, qui reviennent comme un refrain mais dont la violence est toujours aussi forte, avancent que les couples sont interchangeables. La répétition dit la substitution : les mêmes phrases, les mêmes dialogues sont dits par des personnages que l’on distingue mais qui sont en réalité semblables dans leur détresse.

La progression se fait en nous, dans le sentiment que leur vue fait naître. La ligne rouge qui encadre la scène et la maintient bien à distance du public s’estompe peu à peu. Les comédiens se tournent vers nous, s’adressent à nous, droit dans les yeux, à mesure qu’ils nous deviennent familiers, même dans ce qu’ils ont de plus repoussant et malgré la violence incompréhensible qu’ils s’infligent à eux-mêmes. Quand ils s’asseyent tous les quinze au bord du plateau avant de saluer, encore imprégnés de leurs rôles, ils sont à cheval sur cette ligne rouge qu’ils ne franchissent pas, et nous sommes enfin prêts à les accueillir.

La force du spectacle est cette métamorphose en nous : de méfiants, sur nos gardes, on devient attendris et compatissants. Cela tient au fait que le message politique ne nous est pas asséné, il est là, indiscutablement, et ce n’est pas la peine de le pointer du doigt ou de le formuler. Lupa transpose un morceau brut de réalité sur scène, extrêmement crédible grâce au travail d’improvisation des comédiens à partir du texte de Norén.

F. pour Inferno

 

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