« Onzième » de François Tanguy au T2G

Le Théâtre du Radeau et François Tanguy ont envahi le plateau 2 de Gennevilliers avec leur dernière création. Présenté dans le cadre du Festival d’Automne, Onzième fait feu de tout bois, du théâtre aux arts plastiques, de la littérature à la musique. Dire ce qu’il s’est passé ou ce que l’on a vraiment compris serait difficile, mais on en ressort éblouis de beauté.

Tanguy nous propose une esthétique du collage, que ce soit du point de vue des textes, de la musique ou de la scénographie. Il compose avec les auteurs les plus grands un patchwork qui les fait entrer en résonance au-delà des époques. Sans qu’ils soient introduits ou parfois même traduits, on saisit au vol plus ou moins consciemment du Dostoïevski, du Kafka, du Dante, du Strindberg ou encore du Shakespeare.

Il en va de même pour la musique. Omniprésente dès le titre, qui retentit comme une Symphonie de Beethoven – en réalité un Quatuor à cordes –, elle constitue une toile de fond en mosaïque qui dramatise les scènes, et les silences par contraste. C’est elle qui tend un fil fragile entre les différents tableaux et rend solennels les moindres déplacements, de corps ou de panneaux.

Le plateau, enfin, est encombré de tables, de chaises, de planches, de cadres et de meubles. Alors que tout déplacement semble compromis, l’espace se construit dans un mouvement continuel, telle une sculpture en train d’être taillée. La lumière, qui ne dévoile jamais l’ensemble de façon franche, pose un regard intime et bienveillant sur ces recoins multiples. Elle n’émane parfois que des vidéos, qui tentent de dessiner sur les panneaux irréguliers des paysages bucoliques – nouveaux espaces inhabitables.

Dans ce milieu où les corps cherchent leur place, les relations se construisent moins dans l’horizontalité que dans la verticalité. En équilibre sur une planche, perchés sur un meuble, ou évoluant avec souplesse sur une table, ils mettent au défi la gravité et le sol qui menace de les recevoir à tous instants. C’est l’exact contraire d’une grande scène dégagée, sur laquelle les comédiens se déplacent en toute liberté. Ici, c’est ce qui les entoure qui évolue, qui crée les lieux et les déconstruit. Cette inversion ajoute à la chorégraphie des corps celle de l’espace.

Une grande poésie se dégage des neuf comédiens, manipulés les uns par les autres comme des poupées et articulés comme des pantins, qui se redressent et retombent sur le sol. Leurs costumes encombrants, faits de large jupons et de grands chapeaux soulignent leurs mouvements et donnent des contours burlesques à leurs ombres, qui les dédoublent ou se substituent à eux quand elles sont chinoises. Comme des clowns, ils sont aussi comiques qu’attendrissants, ce qui contraste avec la gravité des premières scènes, où le désir de mort pèse.

L’instabilité devient paradoxalement un motif. On ne peut se reposer sur une intrigue, ou sur un personnage, ou simplement sur un endroit fixe. La mobilité permanente déroute toute attente et désamorce toute régularité. Les thèmes qui se croisent sur scène – le suicide, le sens de la vie et de la mort, le bien et le mal, les relations amoureuses, le rêve et la vieillesse – se font écho, mais au loin, comme secondaires.

Face à un tel objet, il ne s’agit pas de reconstruire, une logique ou un sens. Il faut accepter de ne pas tout comprendre, de se laisser porter, de ne recevoir que ce qui nous touche profondément, que ce soit par la gravité ou par le rire. L’univers personnel qu’a construit Tanguy a le pouvoir fascinant de créer pour chaque spectateur un univers tout aussi singulier. Cette perception bousculée, dérangée, sans cesse surprise donne le sentiment de vivre un rêve éveillé, que l’on souhaiterait sans fin.

F. pour Inferno

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