« Un tramway » de Krzysztof Warlikowski à l’Odéon

À l’Odéon, est repris le Tramway de Warlikowski, créé l’an dernier. Cet objet, dont la matière première est la pièce de Tennessee Williams, Un tramway nommé désir, invoque sur scène tous les moyens techniques et artistiques qui sont à la portée de l’artiste polonais. Le résultat est étonnant, déroutant et pousse le spectateur à sonder le malaise des personnages avec les comédiens.

La fameuse intrigue de la pièce de Tennessee Williams est reprise dans les grandes lignes. Blanche DuBois, institutrice issue de l’aristocratie en proie à la dépression et à la folie, vient habiter chez sa sœur, Stella. L’univers passionnel dans lequel elle arrive, dominé par la figure de son beau-frère, n’est pas là pour mettre un terme à ses lubies et ses crises, au contraire. L’affrontement entre la princesse déchue, trop soucieuse de son apparence, et le Polonais rustaud et violent qui a épousé sa sœur est explosif.

Cette trame n’est qu’un point de départ pour explorer plus avant les relations entre les hommes et les femmes. Sont invoqués sur scène Dumas Fils, Oscar Wilde, Platon ou encore Monteverdi. Leur voix vient s’ajouter et se confondre à celle de Tennessee Williams, dans un écho qui brouille les frontières du texte d’origine et lui donne une dimension nouvelle. Toutes se rejoignent dans les thèmes de l’amour, de la souffrance et de la violence – physique ou morale – que l’on retrouve mis en acte sur scène.

L’univers instable et déséquilibré dans lequel pénètre Blanche est pleinement exprimé par la scénographie. Loin d’un décor réaliste qui reproduirait l’ambiance chaude et passionnelle du Sud des États-Unis, Warlikowski crée avec Malgorzara Szczesniak une atmosphère électrique, faite de lumières colorées et de vitres qui multiplient les reflets. Une grande boîte, tantôt translucide, tantôt opaque, balaie de toute sa largeur la scène, d’avant en arrière. Le mouvement quasi perpétuel de cet espace qui désigne la salle de bain, lieu fétiche de Blanche, perturbe la perception de l’espace.

À cet effet s’ajoute l’usage approfondi de la caméra et de la vidéo. En même temps que les comédiens jouent au centre du plateau, ils sont filmés en temps réel par des caméras invisibles qui projettent leurs gros plans à l’arrière-scène. Ce regard, propre au cinéma et non au théâtre, intensifie l’émotion et dramatise les scènes. Les points de vue surgissent de tous les côtés et cernent les comédiens dans les replis de chacun de leurs traits. L’espace, à nouveau, en résulte agrandi et déformé.

La scénographie n’en reste pas là. Musique, chant, projections de texte, costumes multiples et éléments éphémères habitent ce paysage mental difficile d’accès. Les quilles de bowling qui servent de toile de fond et les meubles qui occupent l’avant-scène ne servent pas non plus de points d’attache. Seul les chapitres annoncés par la vidéo posent des jalons dans ce parcours et atténuent le flou du spectacle qui s’est ajouté à celui du passé de Blanche.

Le véritable lieu de la tragédie n’est pas dans les lumières aux couleurs artificielles ou dans les accessoires hermétiques. C’est le corps, en particulier la chair des femmes, qui est le support de la folie. La violente crise de Blanche qui ouvre le spectacle le dit sans ambages. Dévoilé, dessiné, brusqué, il porte les marques de la folie, les traces de l’agitation intérieure et extérieure. Les comédiens nous l’offrent avec générosité, ce qui donne sa puissance à leur jeu et nuance un peu l’effet tête d’affiche que provoque la présence d’Isabelle Huppert.

Le spectacle est puissant par sa violence, alors même que celle-ci est esthétisée, qu’elle est loin d’être gratuite. La perception n’est pas immédiate, le spectateur est en position de déchiffrage, il lit les signes qui s’accumulent. Le sentiment produit est que la folie qui occupe la scène génère un malaise, imprime la solitude des personnages sur le spectateur et l’isole. À aucun moment, le rire, le sursaut ou l’horreur ne crée une unité au sein du public qui assiste au spectacle et vit avec les personnages.

F. pour Inferno

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