« Le Côté de Guermantes » de Marcel Proust

Le troisième tome d’A la recherche du temps perdu, Le Côté de Guermantes, est de loin le plus volumineux. Il est celui qui marque la sortie de l’enfance, et l’entrée progressive dans la sphère mondaine.

Depuis le début, les tranches de vie sont racontées autour d’un seul souvenir structurant. Cette fois-ci, il y a hésitation entre l’aurore et l’avenir. Le cap décisif, qui annonce le passage à l’âge adulte, est la mort de la grand-mère, qui incarne à ce moment là Combray et Balbec. Alors que le Baron Charlus propose au jeune homme de le prendre sous son aile, le voilà ramené à celle qu’il a tant aimée et à ses premières années.

Ainsi, aux épisodes mondains sont sans cesse rattachés des personnages ou des réflexions qui ramènent à l’initiation du narrateur. Albertine, Swann, La Berma ou Bergotte sont autant de personnages qui lui rappellent ses passions premières. Il y en a d’autres, comme Saint-Loup, qui sont au contraire des passerelles vers les salons qu’il prise.

Dans ce troisième volet, tout part du fantasme que crée le héros autour du personnage de Madame de Guermantes. Apparue dès le premier tome, elle incarnait déjà un personnage plein de mystère, et dont le nom était sujet à des rêveries médiévales, semblables à celles que l’on trouve dans la poésie de Nerval.

Le principe de narration est le même que dans Les Jeunes filles en fleur : tout commence autour du nom, de Balbec ou de Madame de Guermantes, et s’évanouit au fur et à mesure que le héros atteint son but. La déception est posée d’emblée, annihilant toute forme de suspens romanesque. L’art de l’auteur va se révéler dans la description minutieuse des étapes qui ramènent le narrateur à la réalité, et les réflexions qu’il en tire.

Les épisodes sont donc multiples, depuis la soirée au théâtre, où l’art est enfin effectif quand il y a une bonne disposition d’esprit, au dîner pittoresque avec Saint-Loup dans une brasserie, du séjour dans la garnison de Doncières à la visite impromptue d’Albertine, et enfin du salon de Madame de Villeparisis à celui de Madame de Guermantes.

Le point commun est la distanciation entretenue par le narrateur, dans ces mises en scène mondaines, où chaque salut, chaque entrée et chaque geste est codifié. Il est un Œil, un La Bruyère dont la seule morale est l’esthétique, un ethnologue qui analyse ce qui fait et défait un salon. S’il est déçu de voir que les discussions ne sont pas aussi élevées que ce qu’il attendait, il se console en recherchant un « plaisir poétique » dans les préjugés prononcés.

Dans ces torrents de conversations, d’observations minutieuses sur l’emploi des mots ou la généalogie, l’on voit poindre le thème de la réalisation. Enfin il réussit à embrasser Albertine, enfin il reçoit une invitation de Madame de Guermantes qui l’a tant snobé, enfin un dîner est prévu avec la vicomtesse de Stermaria. Pour autant, l’affection progresse encore vers des rivages inatteignables quand l’humanité est trop proche, et la satisfaction du héros est encore lointaine.

Dans ce troisième tome, l’arrière-plan historique n’est pas négligeable. Outre les inventions telles que l’appareil photo ou le téléphone, dont les conséquences sur le style et les métaphores sont inévitables, on goûte aux premières perceptions des recherches de Freud sur l’inconscient. Néanmoins, la part d’histoire la plus importante est celle de l’Affaire Dreyfus, au cœur des conversations de salon.

Finalement, le narrateur baigne encore dans ce qu’il appelle « L’Âge des Noms », même si le temps de la création est proche. L’art de la capture de l’instant, de la saisie du détail, prend de plus en plus d’ampleur, alors que la mort pénètre progressivement. Les personnages de l’enfance disparaissent et laissent leur place à de nouvelles figures à explorer. Ce qui reste, par l’écriture, c’est la mémoire des sentiments et des sensations, si précise et si poétique chez Proust.

F.

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