« A l’ombre des jeunes filles en fleurs » de Marcel Proust

Alors que le lecteur s’apprête à effeuiller un nouveau livre quand il ouvre A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Proust, lui reprend son récit, là où il l’a laissé dans Du côté de chez Swann.

Il faut dire que si ça ne tenait qu’à lui, ça n’aurait constitué qu’un volume unique. C’est l’éditeur Grasset qui le contraint à interrompre le premier tome, pour qu’il ne soit pas trop gros. Ce découpage, régi par des raisons purement pragmatiques, montre assez combien la pensée de Proust est fluctuante et laissée totalement libre par l’auteur.

Il reprend donc les amours du jeune narrateur et de Gilberte là où il les a laissées, c’est-à-dire au jardin des Champs Elysées. Il poursuit aussi l’histoire de Swann et Odette, les parents de l’aimée, mais dans une perspective bien moins romanesque. Désormais, la passion a fait place à l’habitude, voire à la cohabitation.

Le centre de gravité est donc passé de Swann au narrateur, dans un glissement tout naturel. La scène est bien occupée par cet être poétique, romantique, et transi d’amour. Pour autant, sa fascination pour les Swann n’en est pas amoindrie, au contraire. On ne sait exactement qui il aime le plus entre le triangle familial, et pour qui il se donne le plus de mal.

Ainsi, dans la première partie « Autour de Mme Swann », le narrateur vit de très belles heures auprès de Gilberte, avant qu’elle ne se lasse, puis dans le salon de sa mère. Il se pose là en observateur tantôt curieux tantôt féroce, à la façon de Swann chez les Verdurin.

On ne perd pas pour autant de vue le sujet principal : la vocation artistique. Le volume s’ouvre sur la rencontre de M. de Norpois, collègue du père, qui tourne en dérision les goûts et écrits du jeune homme, et allant jusqu’à l’écraser dans sa sensibilité. Il faut dire que le narrateur ne se résout pas à suivre l’opinion commune et sa première expérience artistique est une vraie déception.

Depuis toujours, l’enfant rêvait d’aller voir La Berma au théâtre (inspirée de notre Sarah Bernhardt). Quand son rêve se réalise, il s’attend à une transcendance de l’art qui s’avère au contraire être une incompréhension totale. L’ »obligation d’avoir du plaisir » et ses attentes démesurées sont venues gâcher son plaisir.

Malheureusement, cette distorsion entre ses rêves, ses fantasmes et la réalité est un motif dans chacune de ses rencontres. Lors d’un déjeuner chez Mme Swann avec Bergotte, figure de l’écrivain littéraire, le narrateur se voit déboussolé d’une telle allure et d’une telle humanité en comparaison de l’image qu’il s’était créée à partir de la lecture.

Il en va de même dans la seconde partie « Noms de pays : le pays ». Dans le premier tome, le narrateur avait brodé un monde des noms propres qu’il connaissait et des écrits qu’il avait lu sur les églises rattachées, et, encore une fois, l’émerveillement n’a pas lieu. De même encore avec les fantasmes qu’il trame à partir des silhouettes des jeunes filles qui se promènent sur la digue de Balbec.

A chaque fois, son état de rêverie, de création, dépasse la réalité et s’en fait le substitut. Il se crée des souvenirs à partir de quelques éléments disparates de la vie, et c’est de là uniquement que vient son excitation. Le fait qu’Albertine perde tout son charme au moment où il est sur le point de faire  enfin sa connaissance, montre bien cette complaisance dans l’inaccessible et l’inatteignable. Cette « fuite dans l’imaginaire » caractéristique du Bovarysme, est un autre trait que le héros partage avec Swann.

C’est notamment ce qui fait le lien de la première partie à la seconde, car ici la chronologie fait défaut. Certes, le narrateur a pris quelques années, mais peu importe combien : le Temps compte moins dans son minutage que dans son ressenti.

Au-delà de ça, Balbec est une nouvelle occasion de dresser un portrait social. Cette fois-ci, il est commandé par les questions de classes sociales, des  codes et des formes de langage. On y retrouve les ingrédients presque « classiques » : des jeunes filles à séduire, Albertine, Andrée et toute la bande ; un artiste de qui apprendre, le peintre Elstir ; un modèle qui élève, l’ami Saint-Loup.

Pour notre héros, dont l’habitude est aussi confortable que les rêves, le changement de lieu, de climat et de mobilier sont une souffrance physique de plus. Déjà, dans la première partie, ses émotions étaient fortement liées à son corps, à tel point qu’il se demande si l’amour n’est pas lié à sa consommation de café.

Il voyage donc en train, dans un état d’alcoolémie qui apaise ses névroses. Il va sans dire qu’avec le talent de Proust pour décrire les émotions les plus ténues, l’ivresse devient une page de poésie !

Car finalement, là est le vrai nerf de l’œuvre de Proust. Les intrigues sont faibles, et ce ne sont pas elles qui émeuvent le lecteur. Les peintures d’époques ont beaucoup de valeur, que ce soit dans la retranscription détaillée de chaque onomatopée, que dans la venue de l’électricité dans les foyers.

Mais ce qui ravit par-dessus tout, c’est la façon si juste de décrire les impressions, les émotions, jusqu’aux jeux de regard. Sa figure de style, sans aucun doute, est la métaphore, et il en use avec habileté et finesse. Lui-même dit « Je crois que la métaphore seule peut donner une certaine forme d’éternité au style ». Et en effet, tout est là. Pourquoi donc s’arrêter en si bon chemin ?

F.

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